Le délice de ces matinées : le soleil, la maison, les roses, le silence, la musique, le café, la quiétude insexuelle, la vacance des agressions.
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil.
On ne naît jamais seul. Des mains sont là pour vous recueillir. On ne naît pas de personne. Or, on peut mourir sans personne. Quelle que soit la parenté métaphysique entre la mort et la naissance, c’est une différence majeure. Vous êtes attendu, mais on vous raccompagne rarement.
Jean Clair, « Dieu est mort », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 218.
Esti, à onze heures du matin, dormait encore à poings fermés sur le divan où ses logeurs avaient coutume de faire son lit.
Quelqu’un le toucha. Il ouvrit les yeux.
Du monde qu’il avait perdu dans son sommeil, tout d’abord il n’aperçut que la silhouette maussade qui était assise au bord de son divan.
— Je t’ai réveillé ?
— Pas du tout.
— J’ai écrit un poème, dit Sàrkàny, telle une estafette excitée arrivant d’une autre planète. Tu veux l’entendre ?
Mais il n’attendit pas la réponse, il lisait déjà, à toute vitesse :
« La lune, elle s’évanouit, dame aérienne,
Elle embrasse la sauvage nuit nègre,
Elle a bu du champagne… »
— C’est beau, murmura Esti.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 87.
Je traîne en attendant l’heure dans le premier hall à droite, dans la gare d’Austerlitz. Au-dessus des grandes portes aux arcades monumentales, comme une épigraphe romaine ayant subi la damnatio, les larges inscriptions BUFFET, BAGAGES ont été effacées dans la pierre. Comme une suite à la fermeture des petites gares dans les campagnes.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 129.
Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme.
Il y a les orphelins verticaux et les orphelins horizontaux. Les orphelins verticaux sont ceux qui ont perdu leurs ascendants et leurs descendants (ou qui n’en ont pas, ou plus), et les orphelins horizontaux sont ceux qui ont perdu leur famille et leurs proches générationnels. Pour la famille, les frères et sœurs, les cousins. Pour les proches, les amis indispensables. Et il y a les orphelins absolus, ceux qui n’ont plus ni ascendants ni descendants, ni famille ni amis, ceux qui se retrouvent seuls, sans liens, en une sorte de lévitation à la fois sociale et individuelle. Et parmi ceux-là, il faut encore faire un sort à une catégorie très rare, dont je m’honore de faire partie : ceux qui, en plus d’être des orphelins absolus, sont dénués de relations professionnelles, puisque de métier, à proprement parler, ils n’exercent pas. Là ce n’est plus de la lévitation sociale, c’est de l’apesanteur cosmique : rien ne nous tient, rien ne nous retient, rien n’est relié à nous et nous ne sommes reliés à rien. C’est une situation qui a beaucoup d’inconvénients évidents mais qui possède également beaucoup d’avantages que la plupart des gens n’osent pas imaginer.
Jérôme Vallet, « L'heure sévère », Georges de la Fuly. 🔗
Par ce brouillard je dois te parler. Toutes les Buttes-Chaumont meurent, toutes les rues avoisinantes, les escaliers, les impasses… Ô ténèbre, ô maisons ! ce qui fut notre sang.
Dans mes songes tu es victime.
Le chevreuil était tombé à genoux. Il tremblait excessivement. À la racine de son cœur la flèche écarlate buvait. Je criai : pardon, pardon ! Je prononçai en sanglotant le nom si doux de l’animal. Il tourna vers moi ses gros yeux, où je crus lire plus de pitié pour mes remords que d’horreur pour sa propre torture. Il mourut. Quel silence !
Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 43.
LE DÉMON
Elle est partie ce soir : tu ne vois qu’une image.
Voici le train, les rails, les pierres du remblai.
Tiens, que disais-je ? elle se penche à la portière.
C’est curieux, regarde, un jeune homme est près d’elle :
Un magique pouvoir nous les montre en sleeping.
Ils sont drôles, tous deux. Elle ouvre son corsage.
Il la rend folle, attends…
ARDEN
Seins, ô Mélanésie !
LE DÉMON
Ils assiègent l’amour.
ARDEN
Je suis mort.
VOIX DE CRESSIDA
Baise-moi.
LA VIEILLE
O ! comme on entend bien !
LE DÉMON
C’est la fleur carnivore.
Tu voulais tant savoir : écoute, elle jouit.
Tu as capturé l’heure et la bête et les cris.
Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 47.
On applaudit quand ça s’arrête.
Éric Chevillard, « dimanche 8 novembre 2015 », L’autofictif. 🔗