mobiles

Il y aura un plaisir supplémentaire à triompher et à s’enivrer de ce dont la plupart s’ennuient. Pour lire les Classiques, tous les mobiles sont bons, car ils ne trompent, n’abusent, ni ne déçoivent ; on peut donc déjà recommander de les lire par vanité.

Roland Barthes, « Plaisir aux classiques », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 57.

David Farreny, 11 sept. 2004
masque

— Vous vous détruisez en vivant ainsi, en ayant honte de paraître ce que vous n’avez pas honte d’être. Vous confirmez par votre attitude tous les préjugés des autres à votre égard. […] Aucune considération ne doit vous dissuader de jeter vos masques, ni professionnelle, ni sociale, ni familiale ; et même pas celle, la plus insidieuse, du chagrin que vous pouvez causer ; car ce chagrin, si réel qu’il soit, est un chantage, et il découle d’une idée fausse, d’une erreur morale, et il ne saurait être mis en balance avec votre droit à être vous-mêmes (mais je tournerais mon discours autrement, bien sûr ; et tâcherais d’éviter toutes les vulgarités de langage et niaiseries de tournures, s’assumer, être soi-même, qui pointent gaiement dès que s’exprime la conviction. Être soi-même ! Mais au moins doit-on pouvoir choisir son masque).

Renaud Camus, « jeudi 5 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 417.

Élisabeth Mazeron, 17 déc. 2005
je

Seul ce Je rend possible la déclinaison du monde : car Tu, Il, Elle, Nous, Vous, Ils et Elles déclinent autant de modalités de l’altérité. L’autre intime, tutoyé, proche ; le tiers plus lointain ; l’ensemble des Je associés dans un projet commun ; le tiers intime ; les lointains assemblés. Une relation avec l’autre est impossible à construire si la saine relation entre soi et soi qui construit le Je, n’existe pas. Une identité défaillante, ou absente à elle-même, interdit l’éthique. Seule la force d’un Je autorise le déploiement d’une morale.

Tout Je qui n’est pas voulu, travaillé, par une puissance, taillé par une énergie, se constitue par défaut avec tous les déterminismes qui prennent la place.

Michel Onfray, La puissance d’exister, Grasset, p. 102.

Élisabeth Mazeron, 15 janv. 2007
aimer

N’oubliez jamais que je suis à la solitude, que je ne dois avoir besoin de personne, que même toute ma force naît de ce détachement, et je vous assure, Mimi, je supplie ceux qui m’aiment d’aimer ma solitude, sans cela je devrai me cacher même à leurs yeux, à leurs mains comme un animal sauvage se cache à la poursuite de ses ennemis.

Rainer Maria Rilke, « 11 mai 1910 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 64.

David Farreny, 30 janv. 2007
assaut

Parfois, de très grandes fatigues m’envahissent. Alors en moi l’esprit terre à terre rend son tablier. Il le plie soigneusement, le pose sur l’étagère à tabliers avec les autres, bien repassés, qui serviront plus tard, et se met en disponibilité, sachant qu’il n’est pas de taille à lutter. De très anciennes fatigues, issues intactes et parées de profondes ténèbres, fraîches comme au commencement du monde, inflexibles, chaleureuses. Elles m’enveloppent de leur vigilance, l’air absent, surgissent sans claironner. J’ai ainsi appris à être en communication muette avec les milliards de fatigues qui m’ont précédé. Cependant de ce contact inouï je ne peux rien retirer, aucun savoir, nulle connaissance. Je ne peux qu’y puiser la force d’attendre sans mourir la fin de l’assaut.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 12.

Élisabeth Mazeron, 11 oct. 2007
régression

Je sais bien : La fatigue, la nuit, le repos, le silence… Éluard, le passé, l’alexandrin, le nombre. Nous ne pouvons même pas prétendre, à l’instar de Pascal, que le disposition des matières est nouvelle. Dirons-nous que la nouveauté serait un sens encore trop fort, pour aujourd’hui du moins ? Ce n’est pas de nouveauté que nous avons soif, tous les deux, mais de retour en arrière, au contraire, de régression, d’arrêt sur des images heureuses, qui pourtant nous ravagent. Pas d’issue. Le téléphone n’a pas sonné du tout, cette fois. C’est de nouveau la nuit. Deuxième nuit blanche. Continuer, continuer, surtout ne pas laisser la réalité de la douleur s’échapper de ce lacis de mots où nous essayons de l’enserrer, le regret subvertir ce glacis de phrases que nous tâchons d’opposer à son avance, l’humeur noire submerger les paragraphes qui s’éreintent et s’érigent à la contenir. Il suffit de ne pas relâcher un seul instant la maniaque emprise de la ligne, des caractères qu’elle met en bon ordre, de la main qui les accouche. Rester coûte que coûte à la table, puisque le lit ne voudrait de nous, de toute façon, que pour nous tordre et nous tourner et retourner, et nous torturer de questions, lui aussi, de suggestions impraticables, de reconstitutions hallucinées et de ressassements impuissants. Si ce remède de cheval allait être pire que le mal, pourtant ?

Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., pp. 36-37.

Élisabeth Mazeron, 7 fév. 2009
égouttage

Les passoires à lait étaient restées là aussi, la vieille gaze pendant en bouquets sales sur un fil usé. Et la confiture de groseilles à maquereaux qui sentait le xérès, ratatinée dans le verre avec la moustache de moisi. Ma mère faisait toujours plus de confiture que nous ne pouvions en manger. Nous préparions de la gelée de pommes sauvages, coupions ces fruits aigres en quartiers et les réduisions en bouillie, cœurs et pépins compris. Versions le liquide grumeleux dans une vieille taie d’oreiller, un coin noué à chaque pied d’un tabouret retourné. Ploc, ploc, ploc, égouttage toute la nuit dans la bassine à confiture.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 87.

Cécile Carret, 23 déc. 2010
bénévolement

Alors, Raban eut l’impression qu’il surmonterait encore cette longue et pénible épreuve des deux prochaines semaines. Car ce ne sont que deux semaines, c’est-à-dire un temps limité, et si les contrariétés ne cessent de grandir, le temps n’en diminue pas moins pendant lequel il faut les supporter. C’est pour cela, sans aucun doute, que le courage augmente. « Tous ceux qui veulent me faire souffrir et qui ont maintenant occupé entièrement l’espace qui m’entoure, tous ceux-là seront peu à peu refoulés par ces jours qui expirent bénévolement, sans que j’aie le moins du monde à leur venir en aide. Et je puis être faible et silencieux, comme il m’arrivera naturellement de l’être, je puis les laisser faire de moi tout ce qu’ils veulent, les choses s’arrangeront quand même, grâce à ces seuls jours qui passent. »

Franz Kafka, « Préparatifs de noce à la campagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 83.

David Farreny, 19 nov. 2011
moi

Tu me photographies, moi, ou n’importe qui d’autre, comment savoir ?

Tu me photographies – c’est mal me connaître.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 11 fév. 2014
quoi

Et ce sentiment qui la minait d’être capable de faire à peu près n’importe quoi de sa vie si seulement elle savait quoi, ce sentiment qui lui faisait perdre le plus gros de son temps depuis des années à essayer des voies et à les évacuer parce qu’elle valait mieux, ce sentiment, réussit-elle à exprimer grâce à Brooke, ce sentiment, donc, disparaissait de lui-même parce qu’elle faisait enfin quelque chose sans se poser de question.

Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 283.

Cécile Carret, 19 mars 2014
su

Peut-être que tout ce que j’écris, tout le monde l’a toujours su, et sagement jugé qu’il était inutile de le dire parce que ça n’empêcherait pas que ça soit. Sûrement. Mais est-ce que la Littérature ne consiste pas à décrire l’intolérable, c’est-à-dire ce qui va de soi ?

Philippe Muray, « 5 août 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 131.

David Farreny, 4 mars 2016

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