fraise

Ada était un rêve de beauté blanc et noir avec une touche de fraise à quatre endroits, une reine de cœur symétrique…

Vladimir Nabokov, Ada ou l’ardeur, Fayard, p. 447.

David Farreny, 21 mars 2002
sous-politique

Chiqué et cabrioles sur escarpins glacés, l’exaltation sous-politique a permis aux plus indigents de se croire dans l’intelligence de l’histoire, avant de sombrer ou dans la syncope collective ou dans le putanat arrosé de muscadet gratuit.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 71.

David Farreny, 1er janv. 2006
clos

Il traduit aussi le Monde, celui qui voulait s’en échapper. Qui pourrait échapper ? Le vase est clos.

Henri Michaux, « Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 3.

David Farreny, 2 avr. 2007
peur

Au sommet du col, entre quelques maisons de bois délabrées, une trentaine de villageois dansaient dans la boue au son d’une musique aigrelette. Ils tournaient lentement sous la pluie qui noyait ces collines touffues, se tenant par le coude ou par la manche de leurs vieux vestons noirs rapiécés à la ficelle. Leurs pieds étaient entourés d’emplâtres de jute ou de chiffons. Nez crochus, méplats bleus de barbe, visages de tueurs. Le gros tambour et la clarinette ne se pressaient pas mais ne marquaient aucune pause. Une sorte de pression montait. Personne ne disait mot et j’aurais bien préféré qu’ils parlent ; la controverse, même irritée, m’apparaissait soudain comme la plus paisible des occupations. J’avais l’impression déplaisante qu’on chargeait méthodiquement un fusil par la gueule. Le village rival, s’il existait quelque part dans cette jungle brumeuse, ferait bien de ne dormir que d’un œil.

La musique elle aussi n’était que menaces et coups de fléau. Quand nous tentions d’approcher pour mieux voir les instruments, une houle d’épaules et d’échines tendues nous repoussait vers l’extérieur. Personne n’avait répondu à notre salut ; on nous ignorait complètement. J’avais l’enregistreur sur l’épaule mais cette fois-ci je n’osai pas m’en servir. Au bout d’une heure, nous sommes redescendus vers le brouillard qui couvrait la mer Noire.

Il est temps de faire ici un peu de place à la peur. En voyage, il y a ainsi des moments où elle survient, et le pain qu’on mâchait reste en travers de la gorge. Lorsqu’on est trop fatigué, ou seul depuis trop longtemps, ou dans l’instant de dispersion qui succède à une poussée de lyrisme, elle vous tombe dessus au détour d’un chemin comme une douche glacée. Peur du mois qui va suivre, des chiens qui rôdent la nuit autour des villages en harcelant tout ce qui bouge, des nomades qui descendent à votre rencontre en ramassant des cailloux, ou même, peur du cheval qu’on a loué à l’étape précédente, une brute vicieuse peut-être et qui a simplement caché son jeu.

On se défend de son mieux, surtout si le travail est en cause. L’humour, par exemple, est un excellent antidote, mais il faut être deux pour s’y livrer. Souvent aussi, il suffit de respirer à fond et d’avaler une gorgée de salive. Quand cela demeure, on renonce alors à entrer dans cette rue, dans cette mosquée, ou à prendre cette photo. Le lendemain, on se le reproche romantiquement et bien à tort. La moitié au moins de ces malaises sont – on le comprend plus tard – une levée de l’instinct contre un danger sérieux. Il ne faut pas se moquer de ces avertissements. Avec les histoires de bandits et de loups, bien sûr, on exagère ; cependant, entre l’Anatolie et le Khyber Pass il y a plusieurs endroits où de grands braillards lyriques, le cœur sur la main, ignorants comme des bornes, ont voulu à toute force se risquer, et ont cessé de donner de leurs nouvelles. Pas besoin de brigands pour cela ; il suffit d’un hameau de montagne misérable et isolé, d’une de ces discussions irritées à propos d’un pain ou d’un poulet où, faute de se comprendre, on gesticule de plus en plus fort, avec des regards de plus en plus inquiets jusqu’à l’instant où six bâtons se lèvent rapidement au-dessus d’une tête. Et tout ce qu’on a pu penser de la fraternité des peuples ne les empêche pas de retomber.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 106.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
remuement

On a parfois le sentiment que le Castor entre dans l’action, l’engagement, la vie politique, avec d’autant plus d’ardeur qu’elle y trouve là une façon de n’être pas seule, de surmonter les tourments que causent le passage du temps, l’approche de la vieillesse, la peur de voir mourir Sartre. Dans la compagnie de Sartre, ou de leur amis des Temps modernes, et plus généralement, en sentant sous ses pieds le grand remuement de l’Histoire, elle prend pour quelque temps son parti de la fin qui guette toutes nos entreprises. On est là dans l’ordre des « vérités pratiques » (les vérités qui guident la « praxis »), ce qui soulage un temps de la charge d’exister et de penser l’existence. Vie politique, vie dangereuse : mais sans les méandres et les froids désespoirs de la vie affective. Car les Mémoires sont ainsi ponctués par ce rappel et cette insidieuse admonition : il faut supporter parce qu’on n’a plus assez d’énergie pour désespérer.

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, pp. 467-468.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2009
cliquetis

Un instant encore, elle s’est tenue devant la porte, les yeux perdus dans la cuisine encombrée de bagages puis elle s’est éloignée avec le cliquetis que font les ongles des chiens, sur le ciment, et je l’ai perdue de vue.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 16.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
échapper

On m’a raconté que, de l’instant où j’ai eu l’usage de l’alphabet, la moindre sortie tournait au cauchemar. Pas moyen de m’arracher au laborieux déchiffrement des inscriptions moulées dans les plaques d’égout – Fonderie Puydebois, ça m’est resté – ou peintes sur de petits écriteaux en tôle émaillée, fichés dans l’herbe du parc. Ils stipulaient qu’il était interdit de marcher sur la pelouse, que les chiens devaient être tenus en laisse et les papiers jetés dans les corbeilles « ad hoc ». Il paraît que ça n’allait plus du tout. Impossible de m’entraîner. Je butais sur « ad hoc ». Il y avait une faute ou alors, contrairement à ce que j’avais cru, l’écrit continuait de m’échapper. Quelqu’un, qui n’était pas plus avancé que moi, a déclaré que c’était de l’américain et j’ai consenti à repartir, à regret.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 28.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
cerisier

Voici un cerisier sur leur chemin et ses mille têtes réduites d’apoplectiques suspendues aux branches par leur dernier cheveu, le sang presque noir déjà affleurant et comme pulsant sous le fin tégument de leur peau tendue, luisante, et qui semblent appeler la dent du carnassier plus que le bec du sansonnet.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 70.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
quinquagénaire

Un demi-siècle ! me félicite-t-on en assenant une claque magistrale sur mes omoplates rongées par l’ostéoporose. Un peu de respect, voulez-vous, et des prévenances, s’il vous plaît ! Un vieillard de cinquante ans, lit-on quelque part dans Balzac. Lequel Balzac mourut d’épuisement un an après avoir fêté ce sinistre anniversaire. Je me rassure : les temps ont changé. Le quinquagénaire d’aujourd’hui avait trente ans au xixe siècle. Le trentenaire de l’époque avait lui-même dix-huit ans et le garçonnet de dix ans n’était pas né encore. Bien sûr. Mais cela fait beaucoup d’années tout de même. Toutes les femmes pourraient être mes filles. Partout, on me présente des ardoises ; la plupart sont des tuiles ; sans mentir, un toit me dégringole sur la tête.

Il faut l’accepter : le premier tiers de ma vie est maintenant derrière moi.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 79.

Cécile Carret, 9 mars 2014
cheminement

— C’est comme l’histoire de nos toilettes, était-il en train de dire. Au départ, on avait des toilettes conventionnelles. On y faisait nos besoins sans y penser. Ploc ! C’était fait et on tirait la chasse ! On n’avait pas plus idée de la suite que la vache qui laisse tomber sa bouse. Mais la vache, elle n’a pas besoin d’y penser, parce que la nature a tout prévu. Quand la bouse de vache tombe, c’est une sorte de bénédiction qui biodynamise l’écosystème. L’homme, c’est exactement le contraire. Lui, il pollue. Mais l’homme, il a une cervelle. Il y a eu un moment où j’ai essayé de m’en servir, de ma cervelle, et d’imaginer ce qui se passait après la grosse commission. Je me suis donné une espèce d’exercice spirituel : suivre par la pensée le cheminement de mes fèces dans les canalisations.

Applaudissements et sifflements.

— Oui, je sais, ça fait rire au début. Mais je me suis accroché. Je l’ai visualisé ce cheminement : un cheminement souterrain… obscur… cryptique… sinueux… visqueux… poisseux… gluant… sordide… infect… immonde… dégueulasse… interminable…

Il s’était mis à faire des gestes qui grandissaient avec son exaltation.

Applaudissements et sifflements.

— Et puis, tout d’un coup, a-t-il repris, ça débouche à l’air libre, loin du point de départ. Oui ! Mais où ?

— Eh ! Pardi ! C’est pas bien difficile à deviner, a lâché Christian.

— Vous soulevez une vraie question, est intervenu JPM.

— Une vraie question qui exige une vraie concertation, a cru bon d’ajouter Audrey Gaillard. […]

— Alors, bien sûr, a poursuivi l’homme au blouson gris, on peut se dire, comme beaucoup de gens : ce n’est pas notre problème ! Le Sivu a tout prévu ! Mais qu’a-t-il prévu, le Sivu ? Une station d’épuration qui brasse la merde des environs dans un gros mixeur ? Un hideux lagunage ? Tout balancer direct à la rivière ? Là je dis : stop ! Il faut regarder la réalité en face ! Je dis : ce problème est mon problème et c’est le problème de chacun. C’est comme ça que j’ai décidé d’installer des toilettes sèches pour toute la famille. Au début, on trouvait que ça sentait l’ammoniac, mais pas plus qu’un bon saint-nectaire. Finalement, on a décidé de prendre les choses du bon côté. Chez nous, on ne dit plus « J’ai envie d’aller au petit coin », on dit : « J’ai envie d’aller au saint-nectaire. » Mais quand on voit tant de gens continuer à faire leurs besoins à tire-larigot, sans se poser les vraies questions au bon moment, je dis que l’homme est le problème numéro un pour la planète. Le jour où il disparaîtra, tout rentrera dans l’ordre. Et il n’y aura personne pour le regretter ! Voilà tout !

Applaudissements…

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 179-181.

David Farreny, 20 fév. 2015
moyens

Ma paresse frise la monstruosité ; je suis trop raisonneur pour faire un visionnaire ; aucun dieu n’a jamais daigné me ventriloquer. Autant dire que l’évocation de ces formes de génie, toutes au-dessus de mes moyens, me déprime. Plus démoralisant encore est Aristote. « Les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie, dans les arts, étaient mélancoliques, dit-il, certains au point de contracter des maladies causées par la bile noire, comme le mythique Héraclès – dont les anciens disaient qu’il souffrait de la “maladie sacrée”, nom donné au mal des épileptiques. » Je partage les maux d’Héraclès. Une sombre toxine circule dans mes artères et, parfois, le haut mal me terrasse. Mais je n’ai pas sa carrure. Mon seul héroïsme consiste à assommer mes démons intérieurs avec la massue de la chimie. C’est entre deux crises, pendant une éclaircie euphorique, que je tente d’écrire. […] Grâce à Montaigne, j’ai perdu tout complexe d’humilité à l’égard des grands auteurs dont, étudiant, je me gardais de relever et de commenter les obscurités, sinon les absurdités. Puisque, disait-il, les maîtres ne font que s’« entregloser », pourquoi s’interdire de reprendre les pages de l’un d’entre eux, ancien ou contemporain, et de griffonner remarques ou objections qui, même éparses et décousues, pourraient devenir à leur tour les éléments d’un essai personnel ? Montaigne confessait aussi que, quand il se hasardait à une méditation, il ne se sentait pas tenu de traiter à fond son sujet ni de n’en pas changer si cela lui plaisait. C’est devenu ma méthode. Du dialogue avec un philosophe, je passe à une conversation avec moi-même. Mon propos me barbe ? Je brise là. Il me tient à cœur ? Je le lâcherai plus tard, dès qu’il me rasera. Montaigne disait : « Je ne suis pas philosophe », ou, à la rigueur, « imprémédité et fortuit ». Sur mes cartes de visite, j’ai fait graver : « Philosophe sans qualités ».

Frédéric Schiffter, « Génie et pharmacie », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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