viciait

Oh, c’était bien cela. Lagrand le savait. Tout le monde souhaitait ici la mort du garçon, de ce pauvre, vilain et ridicule enfant bêtement surnommé Titi, et peut-être même jusqu’à la petite Jade qui souhaitait innocemment que Titi meure, ce garçon aride, déprimant comme une tache irrémédiable au revers de tout plaisir possible, de quelque espèce de goût bien légitime qu’on pouvait arriver à prendre à l’existence et que lui, ce manquement tenace, viciait, lui, Titi, qui avait survécu, en les gâtant, à toutes les occasions de joie.

Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, p. 214.

David Farreny, 24 déc. 2002
lieu

C’est curieux, malgré tout : jadis, « elle aimait la toilette », comme disait sa tante La Bohal ; lui adorait cette expression, il s’en souvient. « Et elle la porte à merveille ! » À merveille. Et aujourd’hui encore, si elle voulait, si elle pouvait : mince, donc, assez haute taille, les cheveux courts, ce beau visage un peu long, un peu maigre, où l’orbite du regard fait au-dessus des paupières une zone que l’ombre investit plus profond, certains soirs ; et cette ombre en arrière de ses cils, c’est le lieu même de la tendresse qu’il a pour elle, songe-t-il, quand il y songe.

Renaud Camus, L’épuisant désir de ces choses, P.O.L., p. 21.

David Farreny, 29 janv. 2006
saoulent

Mercredi – […] Arrivée près du parc, j’appelle marronniers les platanes de l’avenue avant de découvrir un vrai marronnier près de l’entrée. Oh, ah, enfin. Bousculade, applaudissements, lancer de fusées. Des bosquets et des arbres anonymes aux milliers de nuances, feuilles cannelées, dentelées, simples, frangées, lisses ou piquantes, saoulent. Elles s’amoncellent encore mais sans plus se fondre comme avant, quand j’étais sans mots.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 17.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
affreuse

Mais cette première « alerte », comme disent les médecins sur un ton qui ne l’est que trop, signe l’entrée sans retour de la maladie et de la mort dans la vie du Castor : « Notre mort est en nous, non comme un noyau dans le fruit, comme le sens de notre vie ; en nous, mais étrangère, ennemie, affreuse. » Tout s’éteint : la mort maintenant la possède, et elle se sépare de Lanzmann. C’était normal, dit-elle, fatal, même souhaitable : gradation significative. Et progrès dans le sens de Descartes ; si je finis par souhaiter ce qui était inévitable, alors c’est que j’accepte enfin de « changer mes désirs » plutôt que l’« ordre du monde ». Cela n’empêche pas de souffrir.

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, pp. 453-454.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2009
incendie

toute cigarette finit au cendrier

toute marée se meurt sur la dent du rocher

tout spectacle s’éteint

dans le fracas des strapontins

et même ton souvenir qui s’arme dans cet écrit

finira lui aussi dans la chaleur de l’Incendie

William Cliff, « La Coruña », Marcher au charbon, Gallimard, p. 68.

David Farreny, 4 sept. 2009
inculture

Ils sont trop puissants, ils sont trop nombreux, ils sont trop sûrs d’avoir raison. Peut-être ont-ils trop raison, même. Pourquoi se gâcher la vie éternellement à lutter contre une emprise dont on voit bien qu’elle est désormais à peu près totale, qu’elle a tous les pouvoirs de son côté, que non seulement elle s’est arrogé le monopole de la morale, mais qu’elle se le voit universellement reconnu, ou peu s’en faut ? Je n’éprouve pas de plaisir à incarner éternellement le méchant, le salaud, le besogneux ennemi public. Très tôt s’est abattue sur moi la malédiction de ne croire à peu près rien de ce qu’il faut croire pour vivre heureux et tranquille dans la société de mon temps. Je ne puis pas changer mes convictions. Mais je puis d’autant mieux les taire que je les ai déjà beaucoup exprimées, même si elles n’ont pas rencontré beaucoup d’écho. […]

J’en suis arrivé à la conclusion que le multiculturalisme impliquait la grande déculturation, soit qu’il l’entraîne, soit qu’il ne puisse fleurir que sur elle. Il l’exige et il l’impose. La culture c’est d’abord (ne serait-ce que chronologiquement) la voix des ancêtres. Or le multiculturalisme ne veut pas d’ancêtres, et le nivellement social non plus : les ancêtres sont un privilège, les ancêtres sont une vanité, les ancêtres sont un instrument de ségrégation sociale, les ancêtres, en société pluriethnique et multiculturelle, sont une perpétuelle source de conflits possibles. Le multiculturalisme est une inculture. Il l’est nécessairement, car il rabat tout sur le présent, tandis que la culture est le relief du temps, un jeu, une distance, une ironie à l’endroit de ce qui survient, le sourire aristocratique des morts.

Renaud Camus, « dimanche 9 novembre 2008 », Au nom de Vancouver. Journal 2008, Fayard, pp. 374-375.

David Farreny, 23 juin 2010
joli

Le nouveau tableau n’est pas mal — la nouvelle version du même tableau, veux-je dire : il s’agit bien sûr de la même toile. Malheureusement il est trop joli. On dirait une œuvre pour les galeries de l’avenue Montaigne, ou Matignon, je ne sais jamais, ou des environs de l’Élysée et de la place Beauvau : celles qui ont en vitrine des toiles de tous les styles, mais plus jolies, plus décoratives, plus sucrées, plus immédiatement plaisantes à l’œil (sauf s’il n’aime pas le sucre…) que celles du style originel. Même de Soulages ou de Ryman, et bien sûr de Degas et de Gauguin, ces galeries arrivent à offrir des versions de salon. Elles me font penser à cette Anglaise des environs, ici, qui, ayant vu son exposition dans la maison, voulait un Kounellis elle aussi, mais un Kounellis arte rico. Mon Une voix vient de l’autre rive a tourné arte rico. Mais je peux encore l’appauvrir, j’espère : le toughiser, le viriliser, le rendre plus couillard, plus solide, plus laid.

Renaud Camus, « dimanche 23 mai 2010 », Parti pris. Journal 2010, Fayard, p. 194.

David Farreny, 18 juin 2011
répandent

Pour pouvoir parler aux jeunes filles, j’ai besoin d’avoir des personnes plus âgées autour de moi. Le léger trouble qu’elles répandent donne de la vie à ma conversation, il me semble aussitôt que les exigences qu’on me pose sont diminuées ; si les paroles que je laisse échapper sans examen ne conviennent pas à la jeune fille, elles peuvent toujours être placées à l’intention de la personne plus âgée, auprès de laquelle je puis encore, quand cela devient nécessaire, aller chercher de l’aide en grande quantité.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 175.

David Farreny, 13 oct. 2012
survivre

Nous nous sommes retrouvés en début d’après-midi pour Jean-Claude. La cérémonie avait lieu à seize heures à Tour-en-Sologne.

On est plutôt contents de se voir, on en est plus à être triste. On est si peu nombreux.

La sonnette retentit. Ma tente se penche à la fenêtre et les invite à monter. Ils sont trois, une femme et deux hommes, dans des costumes du dimanche tirés du vestiaire de l’Armée du Salut. Un petit quelque chose d’alcoolique dans les traits ; des amis qu’il avait connus, là-bas, chez le ferrailleur.

Au total, on est huit.

À force, les enterrements, ces dernières années, sont devenus des opérations de survie, même à mon âge. Survivre aux températures en hiver, à taper du talon autour des gars des entreprises de pompes funèbres, survivre aux canicules en été dans les rallonges de cimetières où les arbres n’ont pas eu le temps de pousser, se sentir survivre, enfin, d’être encore là.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 110.

Cécile Carret, 25 sept. 2013
cache

Ce qu’on cache c’est le pareil-que-les-autres. On en fait un secret. Un occulte. Pour camoufler le néant. Les visages sont différents, pas les corps.

Philippe Muray, « 7 janvier 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 409.

David Farreny, 23 août 2015
œuvre

L’existence de l’œuvre d’art prouve que le monde a un sens.

Même si elle ne dit pas lequel.

Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 19.

David Farreny, 1er mars 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer