pelucheux

Au-delà du périphérique, assez loin mais bien visible, une enseigne lumineuse tourne sur elle-même, bleue, au sommet de la tour Pleyel. D’autres enseignes couronnent la plupart des immeubles situés entre le boulevard extérieur et le périphérique. Le long de l’avenue, c’est plutôt le rouge qui domine — le rouge de Bosch ou celui de Firestone —, mais dès que l’on s’engage dans la rue Félix-le-Croisset, sous les acacias d’où émane en saison une sorte de foutre pelucheux, on pénètre temporairement dans un espace plus confiné, baigné par les publicités Samsung, Panasonic ou Daïkin d’une diffuse et sourde lumière bleue. Cet environnement bleu, de concert avec les émulsions de foutre d’acacia, favorise après quelques minutes d’immersion l’apparition de sensations aquatiques.

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 50.

Guillaume Colnot, 13 avr. 2002
au-delà

Bourrelée de remords, éperdue, en proie à un désespoir pitoyable, Emma l’adultère — qui déjà tend vers un suicide inéluctable — s’efforce maladroitement d’inciter le prêtre à l’aider à trouver une issue au malheur qui l’accable. Mais le prêtre, un homme simple et pas des plus malins, se borne à tirailler sa soutane souillée de taches, à interpeller d’un air éperdu ses acolytes, et à offrir des platitudes très chrétiennes. Sans rien trahir de sa frénésie, Emma reprend sa route, au-delà de tout réconfort de l’homme ou de Dieu.

William Styron, Face aux ténèbres. Chronique d’une folie, Gallimard, p. 81.

Guillaume Colnot, 15 mai 2002
frégolisme

C’est que le frégolisme du plastique est total : il peut former aussi bien des seaux que des bijoux.

Roland Barthes, « Mythologies », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 805.

David Farreny, 5 déc. 2004
beauté

Vivre dans la beauté, voilà l’exigence où nous devons nous barricader absolument ; refuser ses banlieues, leurs commodités, leurs accoutumances ; renouveler chaque fois l’expérience de l’émerveillement, de la solitude, de la nuit s’il y faut la nuit. Ne pas transiger sur ce point. Ne pas écouter la voix du bon sens, de la résignation, de la fatigue. Suivre les fleuves, se mettre à l’écoute du silence, creuser toujours davantage notre absence au monde, puisqu’elle est notre seule éternité, le seul frémissement de notre sourire, la pierre philosophale où se transmue l’instant en son essence poétique, qui est probablement de n’être rien (et nous avec lui) : une fraîcheur contre notre visage, un souffle venu de la rivière, une fallacieuse fulgurance des signes, leur évidence coite.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 300.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
actes

Lorsqu’après avoir passé le Mohawk, j’entrai dans des bois qui n’avaient jamais été abattus, je fus pris d’une sorte d’ivresse d’indépendance : j’allais d’arbre en arbre, à gauche, à droite, me disant : « Ici plus de chemins, plus de villes, plus de monarchie, plus de république, plus de présidents, plus de rois, plus d’hommes. » Et, pour essayer si j’étais rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des actes de volonté qui faisaient enrager mon guide, lequel, dans son âme, me croyait fou.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 246.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
inconnus

Nous habitions place du Marché, dans une de ces maisons sombres, aux façades vives et aveugles, qu’il est impossible d’identifier.

C’était la cause d’erreurs continuelles. Car une fois qu’on se trompait de seuil, qu’on prenait par mégarde un autre escalier, on pénétrait dans un labyrinthe de logements inconnus, de vérandas, de courettes inattendues, qui vous faisait oublier peu à peu votre dessein initial et ce n’est qu’au bout de plusieurs jours, après d’étranges et tortueuses aventures, que l’on se rappelait avec remords, à l’aube grise, la maison paternelle.

Bruno Schulz, « La visitation », Les boutiques de canelle, Denoël, p. 49.

Cécile Carret, 5 déc. 2009
naturellement

Aussi les dossiers de la justice, et principalement l’acte d’accusation, restaient-ils secrets pour l’accusé et son avocat, ce qui empêchait en général de savoir à qui adresser la première requête et ne permettait au fond à cette requête de fournir d’éléments utiles que dans le cas d’un hasard heureux. Les requêtes vraiment utiles ne pouvaient se faire, ajoutait Me Huld, que plus tard, au cours des interrogatoires, si les questions que l’on posait à l’inculpé permettaient de distinguer ou de deviner les différents chefs d’accusation et les motifs sur lesquels ils s’appuyaient. Naturellement, dans de telles conditions, la défense se trouvait placée dans une situation très défavorable et très pénible, mais c’était intentionnel de la part du tribunal.

Franz Kafka, « Le procès », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 362-363.

David Farreny, 21 avr. 2011
être

cette vision nocturne d’un homme qui va

en poussant devant lui une espèce de manche

au bout duquel se trouve une longue guenille

promenée aux rigoles de la rue déserte

cette vision lugubre au milieu de la nuit

de la réalité nocturne du quartier

un homme noir qui pousse ce long instrument

sur le revêtement de la rue bitumeuse

un être appartenant à l’existence humaine

promène dans la nuit une espèce de manche

au bout duquel se trouve une longue guenille

qui passe dans la rue et rassemble l’ordure

oh ! la tranquillité du geste répété !

oh ! la répétition des crasses rejetées

chaque jour sur la rue anonyme où déjà

la pute a disparu parce qu’il se fait tard !

j’ai fermé la fenêtre et baissé le volet

j’ai tiré les rideaux j’ai éteint la lumière

et par le noir de mon cerveau j’ai essayé

d’attraper quelque chose comme un somnifère

pour m’enfoncer au rêve que mon cœur espère

William Cliff, « Hôtel Balima », Immense existence, Gallimard, pp. 38-39.

David Farreny, 30 mai 2011
interruption

J’ai le sentiment de ne savoir où diriger tous ces dons que le voyage prodigue avec tant d’abondance. Je n’ai plus de « projet » bien descriptible et cette longue interruption qui m’a fait tant de bien n’a fait aussi que renforcer ma perplexité. Amadou sec, j’attends ma flamme.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 129.

Cécile Carret, 28 juin 2012
arrangement

Une irrépressible angoisse devant chaque arrangement de l’existence que je rencontre chez d’autres, qu’ils aient choisi une carrière ou une vie en marge et en retrait : comment peuvent-ils vivre ainsi… comment peuvent-ils vivre ?

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 45.

David Farreny, 29 mars 2013
habiter

Ma babouchka et moi parlions très peu. Mais nous nous regardions beaucoup. Parfois, l’après-midi, quand elle avait fini ses affaires, on se mettait au lit, sans rien dire, pour faire l’amour. C’était un vieux lit, très mou, avec de nombreuses épaisseurs de couvertures et quatre ou cinq édredons. On y avait tout de suite chaud. On y était délicieusement bien. L’après-midi passait ainsi tranquillement. Ensuite, on se rhabillait et elle s’affairait pour relancer le poêle et préparer le bortch. Tous les jours, on mangeait du bortch. C’était agréable. Il n’y avait pas d’imprévu. La datcha était agréablement imprégnée d’une senteur de chou et de fumée. Le silence était parfait autour de nous. Le soir, après le bortch, on restait un moment près du poêle à songer, puis on allait se coucher. Quand elle se déshabillait, elle dégageait une légère odeur de lait caillé. Je m’y étais habitué. Cette odeur me rassurait comme le nourrisson qui approche du sein de sa mère. Nous étions trop paisibles pour faire l’amour la nuit, mais j’éprouvais une intense consolation à sentir son corps nu contre le mien et à m’endormir dans ses bras.

En résumé, ma babouchka savait bien s’occuper de moi, ainsi que du chat et du chien. Elle était simple, tendre et inconditionnelle. Contrairement à la plupart des femmes de ma génération, elle ne rêvait pas de devenir manager. Avec elle, habiter et être se confondaient parfaitement. Nous pouvions entrer ensemble dans l’éternité.

À mon réveil, je n’ai pas osé raconter ce rêve à Claire. Ça faisait trop rêve de vieux phallocrate ou de bébé attardé, ou des deux à la fois. En tout cas, ce n’était pas un rêve convenable.

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 304-305.

David Farreny, 28 fév. 2015

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