entre-deux

La vie : vous croyez n’être pas encore tout à fait, et tout d’un coup vous vous apercevez que vous n’êtes plus entièrement, déjà. Le seul moyen d’habiter cet entre-deux s’appelle sans doute la poésie.

Renaud Camus, « dimanche 14 mars 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 76.

Élisabeth Mazeron, 8 août 2003
écart

Nous avons déjeuné à Montesquieu-Volvestre, assez médiocrement, dans une pizzeria où l’hôtesse était très aimable ; et qui me faisait penser, par son insignifiance tranquille, par son être-là buté, pétri d’absence et de défaut (février, Montesquieu-Volvestre, l’écart, le bout d’une rue secondaire, presque les confins), par sa creuse intensité d’existence, soutenue par rien (un effet de soleil pâle sur deux ou trois feuilles caoutchouteuses, peut-être, à travers le carreau, dans un minuscule jardin intérieur), à certains lieux qui sont décrits, à peine décrits, tout juste touchés en passant par le regard distrait de la phrase, dans les Conversations en Sicile — ce livre est décidément inoubliable : si le chef-d’œuvre s’éprouve au nombre de retours sur lui de la rêverie, en voilà un dont le statut ne fait aucun doute.

Renaud Camus, « mercredi 13 février 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, pp. 22-23.

David Farreny, 3 juil. 2005
périclitez

Passez nuages

pauvres heures

grosses nuées porteuses

de crépitantes

gifles froides

défilez

indigentes journées

années lugubres

périclitez

projets infimes

sombrez

passions naines

étiolez-vous

désirs

et surtout ne revenez

jamais

Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 8.

David Farreny, 20 août 2006
entre-deux

Le vocabulaire dont on décide de se servir peut effectivement empêcher de penser, et si l’on décrète « archaïques » certains mots ou expressions, alors il faut en trouver d’autres qui soient aussi justes, aussi forts, et ne se situent pas dans l’« euphémisation », dans cet entre-deux qui abaisse l’acuité ou l’effervescence d’une réalité décrite. Si l’on décide que tel mot est obsolète, on peut éventuellement l’accepter, mais il me semble que l’intérêt de la science historique est de trouver à travers les mots une signification qui soit proche du réel passé et puisse apporter de nouveaux types d’interprétation, de nouvelles richesses de sens. Ces mots ne peuvent être dans le déficit d’analyse, ni même collés à une réalité d’aujourd’hui abaissée par le vocabulaire et la syntaxe qui ne fait qu’en adoucir le sens afin de ne pas faire peur. En fait, ces changements de vocabulaire font violence à la pensée et à la création. Lorsque des experts expliquent que l’économie actuelle et la mondialisation sont « incontournables », sans rien préciser d’autre, c’est en fait d’une extrême violence. « Incontournable », voilà un des mots clefs qui somment celui qui les reçoit de rester immobile.

En fait, de nombreux mots prétendument « anciens » peuvent encore nous servir, car ils servent à dire le réel, efficacement ; les assimiler systématiquement à une idéologie dite suspecte, c’est non seulement les rendre inopérants, mais c’est tuer le réel. Or ces mots peuvent être employés sans dénoter aucune idéologie suspecte.

Il n’y a aucun séminaire ni aucune conférence que je ne tienne sans que s’y déroule en même temps une réflexion sur le rapport au lexique, aux mots, et sur la façon dont il faut travailler pour trouver le mot juste qui viendra le mieux caractériser une situation ayant eu lieu autrefois.

Arlette Farge, Quel bruit ferons-nous ?, Les Prairies ordinaires, p. 144.

Cécile Carret, 23 avr. 2007
midi

Ensuite il y eut le rêve de revenir à la maison de notre enfance, et de se retrouver dans le silence ininterrompu des champs et des bois. Midi passe sans commentaires. À La Bourboule, midi était fait de carillons, du silence des rues, et des bruits multiples, contradictoires, de la vaisselle et des repas qu’on servait dans les grandes salles claires, sous les paupières à demi baissées des stores et des tentures à franges. Ici, midi n’est qu’une heure qui sonne, gaiement là-bas dans la cuisine, et à mi-voix, finement, dans la fraîcheur du salon vide. Nous ne savions plus quoi faire. Le ruisseau, les courses dans les bois, c’était un passé trop récent pour que nous eussions plaisir à le revivre.

Valery Larbaud, « Enfantines », Œuvres, Gallimard, pp. 490-491.

David Farreny, 15 avr. 2008
parler

Ça me paraît plus long cette fois, nous dit-il. C’est parce que c’est plus court, lui répondis-je, content finalement d’avoir à lui adresser la parole, ça passe moins vite. Et puis, ajoutai-je, c’est peut-être pace qu’on ne dit rien, mais on n’est pas obligé de parler tout le temps, non ? Non, fit Kontcharski, évidemment, c’est juste qu’on se connaît encore trop peu, sans doute, pour se taire tout à fait, nous n’avons pas encore trouvé le bon régime, voilà. Mais si, intervint Marc, on l’a, le bon régime, on ne va pas faire un voyage sans fausse note, non plus, ça voudrait dire quoi ? Je suis d’accord, dis-je. À propos, ajoutai-je, est-ce que quelqu’un veut conduire ?

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 80.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
halte

Mais parce que la pluie avait cessé, j’ai continué à marcher ; à présent les heures que j’ai passées dans ma chambre, avec le soleil à mon réveil, ne sont plus qu’une halte dans la marche que j’ai commencée il y a très longtemps. Je n’ai pas ménagé mes forces ; de celles que j’avais en me réveillant, il ne me reste qu’un souvenir, comme de ce soleil qui éclairait ma chambre avant la pluie ; elles ne me soutiennent pas plus que ce souvenir n’éclaire la rue maintenant. C’est entendu : je perds mes forces, je perds mon temps, je n’ai pas de volonté. Je crois tout de même que c’est ce que je voulais.

Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, p. 134.

David Farreny, 7 août 2009
créance

C’est justement lorsque s’efface la différence entre être et être à disposition que tout dans la vie des hommes — la santé, le bonheur, la fécondation, le savoir, le diplôme — se présente comme un droit de l’homme. Et c’est quand le dispositif de l’universelle ustensilité recouvre le monde que la responsabilité pour celui-ci cède le pas chez les citoyens eux-mêmes, chez les citoyens d’abord, à l’expression courroucée d’une inépuisable créance.

Alain Finkielkraut, « Créanciers du monde », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 278.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
vivre

J’ai apporté à vivre beaucoup plus de nonchaloir que d’attention.

Paul Morand, « 22 octobre 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 153.

David Farreny, 17 août 2010
découvert

Mais il y a un temps pour les renaissances et un temps pour le renoncement. Maintenant les mots simples, les considérations de bon sens et la sagesse toute faite qui m’importunaient tant quand j’étais plus jeune (« ce n’est plus de ton âge ; si jeunesse savait ; un temps pour chaque chose ; si jeunesse pouvait ») s’imposaient à moi physiquement. […] Il ne me restait plus qu’à affronter à visage découvert, sans dérobade et sans illusion, la dernière échéance, celle qui ôtait tout sens au terme même de solitude. Il n’était plus temps de s’arrêter sur le bord du chemin. Pour la première fois de ma vie, j’ai résisté à l’illusion du recommencement.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 122.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
saisir

Nous aimions aussi créer des images, que nous nommions des modèles. C’étaient trois ou quatre phrases écrites sur un feuillet en un mètre bref. Il s’agissait de saisir en chacune d’elles un fragment de la mosaïque du monde, tout comme on sertit des pierres en un métal. Pour ces modèles aussi nous étions partis des plantes et nous revenions sans cesse à elles. C’est ainsi que nous décrivions les choses et leurs métamorphoses, du grain de sable à la falaise de marbre, et de la fugace seconde à la vaste année. Le soir venu, nous réunissions ces feuillets, et quand nous les avions lus, nous les brûlions dans la cheminée.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 32.

Cécile Carret, 27 août 2013
compas

Le compas a peut-être de la compassion pour tout ce qu’il entoure, mais sa pointe est douloureusement fichée dans mon nombril.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 164.

Cécile Carret, 9 mars 2014
agrément

Les penseurs tristes ne nous guérissent pas de l’inconfort d’être nés. Leur esprit aère le nôtre en en chassant le Sérieux. Les penseurs de la joie, qui ne sont pas forcément joyeux, nous vantent le rire. Les penseurs tristes qui ne sont pas pour autant des penseurs de la tristesse nous rendent le sourire. Le rire des premiers dépend du hasard. Le sourire des seconds vient de leur humour, qu’il soit froid, noir ou terroriste — raison pourquoi nous avons toujours de l’agrément à rouvrir leurs ouvrages au moindre coup de mou.

Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer