vilains

L’évêque se lève à l’heure de matines. Il passe par les communs, et il voit dans le réfectoire sous le grand crucifix les plats de lentilles prêts pour le repas de midi. Il fait venir son bayle dans la salle d’audience. Il y a devant lui sur la table épiscopale le très vieux manuscrit dont le parchemin se casse en maints endroits. Vita sancta Enimia. La lueur d’une chandelle tombe dessus. Bertran le reconnaît tout de suite, il l’a lu. Tous deux considèrent cette vieillerie avec un peu d’émoi. La main de l’évêque la caresse, la déploie. Il dit : « Tu vas réécrire tout cela dans la langue qu’on parle entre Nabrigas et Saint-Pierre-des-Tripiés. Il faut que les barons l’entendent. Il faut que les jongleurs l’entendent et le disent aux vilains dans les foires. Il faut que les vilains même en entendent quelque lueur, rient ou versent des larmes en l’entendant. »

Pierre Michon, « Neuf passages du causse », Mythologies d’hiver, Verdier, pp. 66-67.

David Farreny, 5 juin 2002
essieu

Rature sur les traits du visage

sur l’empreinte de l’objet

sur la trace du fait

sur les innombrables ennemis jamais assez vomis

table rase non une fois mais mille fois mille fois à refaire

sur l’origine

sur les développements

sur le proliférant

sur l’adoucissement, poisson pilote du prochain reniement

sur soi

sur toi

sur l’essieu

rature

rature

rature

Henri Michaux, « Ratureurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 423.

David Farreny, 22 juin 2002
stratégiquement

Dans la guerre, les batailles ne peuvent être livrées qu’une à une et les forces ennemies ne peuvent être anéanties qu’unité par unité. Les usines ne peuvent être bâties qu’une par une. Un paysan ne peut labourer la terre que parcelle par parcelle. Il en est de même pour les repas. Stratégiquement, prendre un repas ne nous fait pas peur : nous pourrons en venir à bout. Pratiquement, nous mangeons bouchée par bouchée. Il nous serait impossible d’avaler le repas entier d’un coup. C’est ce qu’on appelle la solution un par un. Et en langage militaire, cela s’appelle écraser l’ennemi unité par unité.

Mao Tsetoung, « L’impérialisme et tous les réactionnaires sont des tigres en papier », Citations du président Mao Tsetoung, Éditions en langues étrangères de Pékin, p. 98.

David Farreny, 6 oct. 2002
tranchée

Comment ressusciter cet état, comment et sans adjuvant retrouver creusée la tranchée extraordinaire ?

Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 900.

David Farreny, 29 juil. 2006
refroidissement

Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ? Et comme c’est boutiquier, ce désir de tirer parti de tout, de ne rien laisser perdre… et malgré qu’on le sache, cette peine qu’on prend, ce travail de persuasion, cette lutte contre le refroidissement considérable et si insistant de la vie.

Et puis pourquoi s’obstiner à parler de ce voyage ? quel rapport avec ma vie présente ? aucun, et je n’ai plus de présent. Les pages s’amoncellent, j’écorne un peu d’argent qu’on m’a donné, je suis presque un mort pour ma femme qui est bien bonne de n’avoir pas encore mis la clé sous la porte. Je passe de la rêverie stérile à la panique, ne renonçant pas, n’en pouvant plus, et refusant de rien entreprendre d’autre par peur de compromettre ce récit fantôme qui me dévore sans engraisser, et dont certains me demandent parfois des nouvelles avec une impatience où commence à percer la dérision. Si je pouvais lui donner d’un coup toute ma viande et qu’il soit fini ! mais ce genre de transfiguration est impossible, la faculté de subir et d’endurer ne remplaçant jamais, je le sais, l’invention. (De l’endurance, j’en ai plus qu’il n’en faut : maigre cadeau des fées.) Non, il faut en passer par la progression, la paille au tas, la durée.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 406.

Cécile Carret, 11 déc. 2007
énigme

Je veux croire qu’une fois encore il s’étonne ; je veux que ce qui l’étonne soit une question peut-être aussi grave, aussi superflue et plus opaque que celle de l’avenir du genre humain, qu’il appelait dans sa langue à lui république ; la question qui jouait dans son esprit et sans doute n’atteignait pas les mots, mais qui l’exaltait, le remplissait d’une grande pitié et de dévotion pour le peintre, c’est celle-ci : il se demandait par quelle rouerie plus perverse que la mainmise des notaires sur la république de 93, par quelle bizarrerie ce qu’il croyait être, et qui était, la peinture, c’est-à-dire une occupation humaine comme une autre, qui a charge de représenter ce qu’on voit comme d’autres ont charge de faire lever le blé ou de multiplier l’argent, une occupation donc qui s’apprend et se transmet, produit des choses visibles qui sont destinées à faire joli dans les maisons des riches ou à mettre dans les églises pour exalter les petites âmes des enfants de Marie, dans les préfectures pour appeler les jeunots vers la carrière, les armes, les Colonies, comment et pourquoi ce métier utile et clair était devenu cette phénoménale anomalie, despotique, vouée à rien, vide, cette besogne catastrophique qui de part et d’autre de son passage entre un homme et le monde rejetait d’un côté la carcasse du rouquin, affamé, sans honneur, courant au cabanon et le sachant, et de l’autre ces pays informes à force d’être pensés, ces visages méconnaissables tant ils voulaient peut-être ne ressembler qu’à l’homme, et ce monde ruisselant d’apparences trop nombreuses, inhabitables, d’astres trop chauds et d’eaux pour se noyer. Derrière le champ de melons des cavaliers camarguais passent au pas, des vachers d’avant Hollywood ; ils sont tout noirs avec leurs chapeaux, leurs piques, car le chemin est noir sous les chênes ; Van Gogh ne les peint pas, il en est au jaune de chrome numéro trois, le pur soleil ; il sue ; Roulin à sa façon repense l’énigme des beaux-arts.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 40.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
cèle

       Tu fus telle ; sous la terre à présent,

Squelette et poudre. Sur les os et la fange,

En vain fixé dans l’immobile,

Mirant, muet, le vol des âges,

Veille seul la mémoire

Et la douleur le simulacre

De la beauté perdue. Ce doux regard

Qui fit trembler, comme aujourd’hui, ceux sur lesquels

Il s’arrêta ; ces lèvres d’où profond

Semble, comme d’une urne pleine,

Déborder le plaisir ; ce cou naguère étreint

Par le désir ; cette amoureuse main

Qui souvent, allongée,

Sentit devenir froids les doigts qu’elle serrait,

Et le sein pour lequel

Les hommes blêmissaient aux yeux de tous,

Furent un temps : à présent fange

Et ossements — dont une pierre

Cèle la vue infâme et triste.

Giacomo Leopardi, « Sur l’effigie funéraire d’une belle dame sculptée sur son tombeau », Chants, Flammarion, p. 219.

David Farreny, 10 juin 2009
nid

Je marchai donc droit sur ma brunette : sa tête allait juste à ma poitrine. Un épais nid de cheveux, dans lequel on pouvait cacher des diamants (ou des clés ! L’idée l’enthousiasma tout de suite !). La quarantaine : ça allait aussi. Nous nous sommes regardés pendant un certain temps.

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 72.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
place

Pendant nos entretiens, j’ai été stupéfait de voir à quel point Duch était décontracté et attentif. Un homme bien tranquille, quelle qu’ait été l’inhumanité de ses crimes. À croire qu’il les a oubliés. Qu’il ne les a pas commis. La question aujourd’hui n’est pas de savoir s’il est humain ou non. Il est humain à chaque instant : c’est pourquoi il peut être jugé et condamné. On ne doit s’autoriser à humaniser ni à déshumaniser personne. Mais nul ne peut se tenir à la place de Duch dans la communauté humaine. Nul ne peut endosser son parcours biographique, intellectuel et psychique. Nul ne peut croire qu’il était un rouage parmi d’autres dans la machine de mort. Je reviendrai sur le sentiment contemporain que nous sommes tous des bourreaux en puissance. Ce fatalisme emprunt de complaisance travaille la littérature, le cinéma et certains intellectuels. Après tout, quoi de plus excitant qu’un grand criminel ? Non, une feuille de papier ne sépare pas chacun de nous d’un crime majeur. Pour ma part, je crois aux faits et je regarde le monde. Les victimes sont à leur place. Les bourreaux aussi.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 78.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
éclat

… Or il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, mêlant à mes propos du jour toute cette alliance, au loin, d’un grand éclat de mer — comme en bordure de forêt, entre les feuilles de laque noire, le gisement soudain d’azur et de ciel gemme : écaille vive, entre les mailles, d’un grand poisson pris par les ouïes !

Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 263.

Guillaume Colnot, 3 avr. 2013
non-chaloir

Tout comme la couche d’air qui nous entoure protège les Terriens contre la continuelle agression cosmique, il existait, il a longtemps existé autour d’eux une couche de non-savoir, de non-chaloir, de non-lire, de non-voyager, qui protégeait leur quiétude d’esprit contre le bombardement tellurique continu des Nouvelles, et qui l’a protégée plus longtemps encore contre celui, plus corrosif encore, des Images. On commence à s’apercevoir, maintenant que notre civilisation la dissipe, que cette couche isolante était vitale. Physiquement, l’homme ne vit pas nu, spirituellement aussi c’est un animal à coquille. Et les effets de ce mortel décapage sont devant nous : érosion continue et intense de toutes arêtes vives, de toute originalité — réduction progressive du refuge central, du for intérieur — contraction frileuse de l’esprit tout entier exposé sur toute sa surface, comme une pellicule fragile, aux bourrasques cinglantes qui soufflent sur lui de partout, irritation à fleur de peau, état de prurit et de gerçure.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 66.

David Farreny, 8 juil. 2014

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