distribue

Âmes effilochées, âmes cotonneuses qu’un rien distribue, il est bon que le matin surtout vous travailliez à vous parquer, à vous serrer, à repriser vos parties, que la nuit et les rêves n’ont que trop mises à la dérive.

Henri Michaux, « Qui je fus », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 91.

David Farreny, 20 mars 2002
infra

Mais toute ma vie sentimentale est dans l’infra. C’est une vie infra-sentimentale, peut-être même une infra-vie. Plus rien n’y a de substance. Rien n’y affleure au réel. J’embarrasse mon imagination et mon cœur, des jours durant, d’histoires qui auraient occupé deux minutes de mon attention il y a vingt ans — et qui ne sont même pas des histoires : infimes tropismes de l’amour, dans le néant sentimental des jours (et des années, et des années ; car ce sont les années qui passent, sans qu’il arrive rien d’autre, entre ces steppes désolées, que les frémissements d’herbe du désir).

Renaud Camus, « jeudi 24 octobre 1996 », Les nuits de l’âme. Journal 1996, Fayard, p. 230.

Élisabeth Mazeron, 5 fév. 2004
stalle

Elles conservèrent de Léon une image compliquée et noirâtre dans une stalle peu fréquentée de leur mémoire, comme une petite idole exotique au temple à demi écroulé.

Pierre Jourde, Pays perdu, L’Esprit des Péninsules, p. 75.

David Farreny, 16 mai 2004
appareillerions

Dans une file, on finit toujours par avancer. Là, non. On n’avançait jamais. On n’avancerait pas. Je commençais à me faire à la pensée que nous resterions bloqués là au moins jusqu’à la nuit. Il était quinze heures, aucun signe ne se manifestait d’un proche déblocage. Je sortis de voiture pour voir la tête des gens dans les leurs. Ils ne semblaient pas céder à l’impatience. Je ressentis une bouffée de haine. J’imaginai que, si on leur avait annoncé leur mort, ils eussent hoché la tête en continuant de se passer la bouteille d’eau. […] Comme j’ouvrais la portière, des véhicules parurent, loin devant, qui venaient d’en face. Notre ferry, que nous ne distinguions toujours pas d’où nous étions, entrait dans la phase de débarquement des passagers sur le continent. Ça se précisait. Il y eut un moment que je ne parvins pas à situer dans le temps, lequel s’était distendu au-delà de toute mesure, où nous avançâmes enfin. Beaucoup plus tard, la file devint double, puis triple. Nous faisions face au ferry, qui nous dominait de toute sa hauteur, la poupe grande ouverte sur le premier niveau de parking. Il y aurait également le moment, je le savais maintenant avec certitude, où nous entrerions là-dedans. Où ça se refermerait. Où nous appareillerions. Nous n’y étions pas. Puis nous y fûmes. Pas tout à fait. Nous n’avions pas encore quitté la voiture. Un membre de l’équipage nous avait guidés pour nous garer. Nous nous trouvions pris dans une sorte d’échiquier dont les pièces se touchaient. Ça sentait fort l’essence.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 83.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
transparence

Ainsi la métaphore, dès lors qu’elle s’impose en usage, se mue en cliché, en stéréotype qui est la glu de la langue ; le stéréotype colle les mots à leur signification courante dans une expression repliée sur elle-même, il les entrave au point qu’on ne les entend plus, réduits qu’ils sont à la transparence de spectres sonores. Ce mouvement mortifère nie du même coup toute possibilité concrète d’existence dans les représentations collectives autant qu’individuelles de l’émotion particulière que le cliché prétendait exprimer mais qu’il enferme dans cette camisole de l’expression : la transparence des mots qu’il provoque entraîne de facto la transparence de ce qu’ils signifient, et en premier lieu l’émotion, au seul profit de l’ordre collectif, qui raffole des émotions, mais ne les tolère que dirigées et programmées (qu’elles soient religieuses, nationalistes ou médiatiques).

Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 19.

Cécile Carret, 26 août 2009
tiens

Tiens, un ragondin !

Mammifère rongeur originaire d’Amérique du Sud, le ragondin peut atteindre 64 centimètres, mais celui-ci est un peu plus petit, aux incisives orange. Il se nourrit essentiellement de plantes d’eau douce. Sa fourrure interne imite celle du castor, c’est un luxe dont il jouit secrètement, sans ostentation.

Un hiver rigoureux succède à l’automne pluvieux suivi à son tour d’un printemps ensoleillé puis d’un été torride, qui touche à sa fin, voici les premières pluies d’automne.

J’avais trouvé une parfaite définition du brouillard, je l’ai perdue.

Le vaillant petit tailleur sent venir la faim. Il fait halte devant un pommier et tend le bras pour cueillir un fruit. Mais lequel choisir ? Il hésite. Toutes ces pommes sont très réussies. Comment fait le ver ?

Le lendemain, c’est la soif qui le surprend. Il s’agenouille sur la berge d’un clair ruisseau. Mais à quel moment plonger ses mains en coupe dans cette eau courante ? quelle gorgée boire, et pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ?

Depuis combien de jours marche le vaillant petit tailleur, depuis combien de mois ? Sa ville n’est déjà plus qu’un point à l’horizon. Rue du Poids de l’huile, le chat aux trois couleurs furète dans les coins. Il doit chercher sa bille, pense le petit tailleur. Là-bas, sous la carriole du chiffonnier.

Il se croit perdu dans la forêt profonde. Il n’y a pourtant qu’un arbre dans la plaine. Mais il tourne autour interminablement.

La fatigue tombe d’un coup sur ses épaules. Le petit tailleur la couche sur un lit d’herbe, et se sauve sans faire de bruit.

Mais quand enfin il dénoue sa ceinture pour s’étendre plus à son aise, tout se fige et fait silence sur Terre et dans le ciel. Cette imperceptible vibration de lumière pourtant ? Ce sont les sept étoiles de la Grande Ourse qui tremblent : elles ont lu.

— Je dors sur mes deux oreilles sans parvenir à fermer l’œil, qui suis-je ?

— Le vaillant petit tailleur ?

— Mais non !

— L’auteur ?

— Mais non ! La lune !

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 50.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
même

Cette année 1943 est inépuisable, elle a centré ma mémoire ; année du danger extrême, elle fut aussi celle où la conscience se fit en moi définitive, immobile, implantée avec l’assurance d’elle-même, face au paysage : le mont Rochebrune, de l’autre côté du haut plateau sur la vallée, se détachait sur le soleil couchant, par grandes trouées de pentes coupées d’ombres. Face à ce paysage, presque trop bas sous le ciel immense, tout à coup, sans raison, en un saisissement soudain, cette certitude presque physique que désormais rien ne changerait plus en moi, que tel que j’étais dans ma tête, en haut de moi-même avec cette imperceptible présence continue entre les tempes, je resterais jusqu’à la fin de mes jours, coulé par hasard dans celui que j’étais et qui aurait tout aussi bien pu être n’importe qui d’autre.

Et rien n’a, en effet, changé depuis : je suis toujours là entre mes deux tempes, tel que j’étais en ce jour de 1943, sorte de constatation ininterrompue, au-dessus de laquelle se déroule tout le reste. On a tout le corps en dessous de soi et, quoi qu’on dise ou fasse, il y a cette permanente constatation vide, cet état de fait qui empêche de prendre vraiment au sérieux tout ce qui s’agite par-dessous. Rien de plus hilarant que cette présence de soi au-dessus de tout ce qu’on fait, comme une ironie dernière.

C’est un même jour qui s’est indéfiniment prolongé. Je ne serais nullement surpris de me retrouver soudant au dortoir de mon pensionnat, encore âgé de quinze ans, pris sur le fait et mentant avec cette innocence et cet aplomb irréfutables que ne savent vraiment pratiquer que les enfants cyniquement pervers et qui en ont conscience. Le Ferdydurke de Witold Gombrowicz décrit avec une extraordinaire précision et une force sans pareille l’état de choses que je tente ici de faire voir, avec dans le cas de Ferdydurke l’honnêteté en plus (il est vrai que lui n’avait rien d’autre à cacher).

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 197.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
mille

Comme un certain nombre de provinciaux, j’ai longuement attendu et voulu Paris. […]

Ainsi donc la « vraie vie » commence ; à l’époque, je ne sais pas exactement ce que recouvre la formule, mais qu’importe : je veux l’illusion enivrante que charrie la grande ville, les mille possibles, l’imprévisible toujours renouvelé. Et convoquer enfin tout ce que je me suis promis de vivre.

Arnaud Cathrine, Nos vies romancées, Stock, p. 19.

Cécile Carret, 4 oct. 2011
assertion

Or nos mains commençaient leur tâton dans la nuit.

Nos mains, veuves bientôt de ta chair, de ton nombre,

De ta raison, de tes courbes d’éternité,

De ton profil par le dieu des fuites dicté,

Nos mains te demandaient dans l’ombre, ô certitude,

Comme un homme éveillé par l’angoisse nocturne

Demande et trouve, immortelle et simple, et bénit

La tranquille assertion d’un flanc doux d’épousée.

Marcel Thiry, « Prose de la nuit du onze mai », Grandes proses, Actes Sud, p. 26.

David Farreny, 27 août 2012
pornographie

Les avions sont mes seules occasions de vie communautaire, de participation à l’obscénité fondamentale, celle de leurs nuits… Atroce. La façon dont ils se couchent (mettent leur masque noir, se réveillent, se remaquillent, se parlent, etc. S’emboîtent. Les couples sans paroles…)

On n’est partis que depuis deux heures à peine. Dans cinq ou six, la pornographie des intimités (reposant sur l’idée qu’étant tous pareils, on n’a rien à se cacher) aura atteint son comble.

Ça commence : un type fait de la gymnastique dans le couloir.

Philippe Muray, « 17 mars 1983 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 262.

David Farreny, 27 mai 2015
surestimer

À mon âge je devrais le savoir, en être pénétré depuis longtemps, mais je me surprends à sans cesse le redécouvrir : une bonne partie de nos chagrins vient de l’excessive place que nous accordons aux autres, à nos illusions touchant le besoin qu’ils ont de nous, l’intérêt qu’ils nous témoignent. Nous avons trop souvent, par naïveté, par vanité, tendance à surestimer l’amitié que nos amis nous portent. En réalité, les gens, y compris nos proches, se passent très bien de nous. En être conscient et s’efforcer de n’en pas souffrir.

Gabriel Matzneff, La jeune Moabite. Journal 2013-2016, Gallimard, pp. 229-230.

David Farreny, 24 fév. 2024
raisons

Les raisons de vivre commençaient à manquer. Il se confia à son meilleur ami qui lui démontra avec flamme que les deux ou trois auxquelles il s’accrochait encore étaient de purs sophismes.

Éric Chevillard, « lundi 7 juin 2021 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 fév. 2024

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