ami

Certains de nos camarades constatent parfois que le bonhomme tente de s’éloigner. N’écoutant que son désordre, il se rapproche de la falaise tout en nous remerciant de l’avoir entraîné dans cette promenade. Nos compagnons qui se tiennent là où les arbres cessent de pousser dans la pente trop oblique voient Morlin s’asseoir, placer les coudes en arrière, se propulser d’un coup de bassin et aller d’un rocher contre l’autre, jusqu’à plus complète immobilité. Ils le relèvent encore, ils reboutonnent sa redingote. Mais nous savons qui il est, aucun d’entre nous ne s’autorise à porter la main sur lui plus de quelques minutes. La redingote présente de larges échancrures, ses lambeaux parallèles tombent sous les hanches de l’ami.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 58.

David Farreny, 15 nov. 2002
sauver

Gare encore et encombrements de voitures, métal sur bitume cette fois-là sous pluie grise : ils vont donc travailler à la grande ville (Nancy qui approche), les gens, et reviennent le soir, remontent entre phares blancs devant et rouge derrière pour repartir dans les maisons qu’on devine sur la butte. Après la gare, et symétrique de l’usine, juste un collège aux vitres régulières, la cour vide sous les fenêtres de classe encore éclairées malgré le jour. Dans chaque ville on les reconnaît, les établissements scolaires à l’architecture rectangulaire vitrée selon normes.

Le billet de train Paris-Est Nancy porte l’indication : trois cent cinquante-deux kilomètres. Calcul rapide, flux rétinien dix mille milliards de photons par seconde, de huit heures dix-huit à onze heures vingt-deux, et division selon l’analyse de ce flux, vingt-quatre fois par seconde puisque c’est quantifié, et le contraste entre la répétition des images presque fixes, longue plaine ou forêt, canal ou fleuve qu’on longe, le temps arrêté des gares, puis le surgissement à sauver, la profusion saturante d’un détail qu’on ne peut attraper suffisamment vite.

François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 17.

David Farreny, 24 janv. 2003
nostalgie

Nostalgie de la femme : une nouvelle crise.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 109.

David Farreny, 24 avr. 2007
inconnus

La simple présence proche suffit amplement.

Étant gravement atteint de crise d’étouffement, j’en louai moi-même une sur les indications de mon conseiller. Son épaule et la naissance de sa poitrine exquise, voilà la zone touchée qui me fit le plus grand bien, et le plus prompt.

Cette fille simple et d’un charme qui allait loin ne fit durant le traitement que lacer et délacer une jambière, mais très modestement.

Elle me regardait de temps à autre, puis sa jambe, ne disant rien, et ses sentiments me demeurèrent inconnus.

Henri Michaux, « Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 95.

David Farreny, 4 mars 2008
société

En s’employant par la représentation de la culture à « faire revivre ce qu’il y a de grand dans les morts et dans les grands morts » selon la belle formule d’Alain, l’école niait l’évidence, c’est-à-dire l’identification de l’humanité avec la société visible, vivante et tourbillonnante.

Cette laïcité est hors d’usage. Cette représentation a sombré dans l’anachronisme. Ce qui est désormais tenu pour laïque, c’est la désacralisation de la vie de l’esprit et la détermination par nous tous des contenus de la culture. À l’instar du dictionnaire, l’école se rend donc à l’évidence. Là comme ailleurs, l’humanité et la société ne font plus qu’un.

Alain Finkielkraut, « L’adieu laïque au principe de laïcité », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 20.

David Farreny, 25 janv. 2010
imbécillité

J’étais là, j’étais debout, c’était tout ce que je pouvais faire. J’avais cessé de comprendre. Ma curiosité intellectuelle, qui était à peu près ma seule fierté, faisait faillite ; je renonçais à l’analyse, aux hypothèses, à la méthode. Je ne gardais pour moi que ma stupeur et mon angoisse — ou plutôt c’était elles, en vérité, qui me gardaient, comme je m’approchais de moi-même, enfin, retrouvant mon imbécillité fondamentale et adhérant à elle, faisant corps avec elle dans ma toute-solitude et m’en tenant là.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 62.

Élisabeth Mazeron, 16 mars 2010
acolytes

Le double et triple hiver limougeaud — celui du dehors, celui de l’étude et des longs corridors, celui de l’espérance — m’a livré un enseignement majeur. Le présent avait un nom et les cinq continents et les îles. Le premier mot me manquait pour qualifier la seule réalité que j’aie, sinon à proprement parler connue, du moins endurée en personne. Mais il se tenait sans doute quelque part, avec ses maigres, ses noirs acolytes, et il valait la peine, si donc il se pouvait, de mettre la main dessus.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 45.

Élisabeth Mazeron, 10 mai 2010
remodelées

Nous roulons protégés dans l’égale lumière

Au milieu de collines remodelées par l’homme

Et le train vient d’atteindre sa vitesse de croisière

Nous roulons dans le calme, dans un wagon Alsthom,

Dans la géométrie des parcelles de la terre,

Nous roulons protégés par les cristaux liquides

Par les cloisons parfaites, par le métal, le verre,

Nous roulons lentement et nous rêvons du vide.

Michel Houellebecq, Renaissance, Flammarion, p. 62.

David Farreny, 3 juin 2010
aurais

Ce qui me chagrine le plus, finalement, c’est d’être rejeté par la civilisation. Il me faudra encore du temps pour en être bien certain, car les chocs émotionnels que l’on reçoit ne peuvent s’analyser immédiatement, mais je pense avoir été moins amoureux de la femme que de la civilisation qu’elle représente. Je me sens rejeté par la civilisation, alors que j’estime avoir le droit et les capacités d’en faire partie. C’est humiliant. J’aurais tant aimé connaître l’éducation, l’art, le confort et les conversations subtiles des aurivergistes. Les gens de ma famille, sans être comparables à des barbares, restaient des brutes, des incultes. Et c’est trop tard. Demain, je rentre chez moi.

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 105.

Cécile Carret, 9 mars 2012
faramineusement

Par la vitre arrière, la route glisse à reculons. Wanda regarde l’endroit d’où elle vient et dont elle s’éloigne sans pouvoir mettre aucun nom sur ce qu’elle laisse. On croit qu’ils roulent au hasard, mais ils se rendent quelque part – on ne le saura que plus tard –, ils tournent sur un cercle morne aux abords de quelque chose, rien de faramineusement américain, pas d’horizon fulgurant, pas d’horizon profilé vers quoi s’engouffrer dans l’oubli, pas de grand trip catatonique, riders on the storm / riders on the storm, pas de jointure incandescente du rêve, ils tournent en silence, lui, accroché au volant, raide, mécontent comme un père de famille ruiné qui médite un projet d’immolation collective à la prochaine aire de repos, elle, assise comme ma mère l’était aux côtés de mon père, droite et basse, aux aguets, se retenant de respirer dans l’attente du meurtre.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 52.

Cécile Carret, 16 mars 2012
curieux

L’intérêt qu’ils avaient suscité au restaurant se prolongeait dehors. On se retournait sur eux. Non qu’il y ait eu quelque chose en eux qui attire l’œil, mais on n’était pas habitué à les voir ainsi, dans la rue, et c’était avec eux comme avec ces vieux canapés qui sont curieux à voir quand une ou deux fois dans l’année, alors qu’ils sont ordinairement à l’intérieur, on les sort pour les aérer.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 68.

Cécile Carret, 4 août 2012
arrangement

Une irrépressible angoisse devant chaque arrangement de l’existence que je rencontre chez d’autres, qu’ils aient choisi une carrière ou une vie en marge et en retrait : comment peuvent-ils vivre ainsi… comment peuvent-ils vivre ?

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 45.

David Farreny, 29 mars 2013

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