fendu

Le lendemain matin, la sonnerie du réveil a fendu mon sommeil comme une hache. Je n’avais qu’une envie, c’était de me rendormir, de me faire porter pâle et de remettre mes débuts au lendemain. Tout autour, j’entendais le crachotis de la pluie. La chambre baignait dans une lumière crépusculaire, qui semblait à la fois plus vive et plus sourde que celle à laquelle j’étais accoutumé. Je suis allé à la salle de bains m’asperger le visage et chier sans joie avant de cavaler pour attraper le bus. Le ciel était fienteux et maladif. Les trottoirs grouillaient déjà d’un monde qui pataugeait dans les flaques pour aller au boulot. Et ceci, ai-je saisi avec horreur, se répétait tous les matins : le tumulte affairé de la métropole.

Geoff Dyer, La couleur du souvenir, Joëlle Losfeld, p. 12.

David Farreny, 21 mars 2002
unique

Au loin

tout à fait au loin, une latte de fer, frappée, résonne

touchée peut-être par un enfant distrait

qui, rêveur, remarque à peine qu’il fait un bruit

bruit souligné pour moi seul

extraordinaire

unique

qui s’engage dans les profondeurs

introduisant saveur

développant saveur

enfilant saveur

au-delà

au-delà

au-delà.

Je tiens sur l’autel

ce son ineffable et saint

prodigieusement capable

prodigieusement important

inestimable et sacré.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 38.

David Farreny, 21 oct. 2005
aube

Personne, dans ce décor, pour soupçonner que la nuit aurait une fin. Tout était prêt à s’en tenir là, à la nuit. Cela s’était fait si naturellement.

Personne pour penser que l’aube viendrait par tous les orifices et poinçonnerait des motifs sur les vases d’étain, peindrait des fleurs sur la frise de la tapisserie, ferait sortir les yeux du bois, lancerait des cônes poudreux à travers l’espace où flottait un lustre à pendeloques. Le contour d’une porte se dessinerait, et ses rectangles emboîtés ; au-delà du tapis, par groupes, les dalles émergeraient du sol, le parsemant de petits lacs mats, jusqu’au fond d’une cheminée où deux bûches s’effondreraient dans la cendre. Un calendrier montrerait Venise et le bleu du ciel, encore noir, se refléterait dans les canaux. Juste en dessous, des clés pendraient.

Un point rouge s’allumerait dans la cuisine, au flanc de la cafetière automatique d’où s’échapperaient bientôt des vapeurs parfumées tandis que le jour qui darderait par les fentes des volets ses lignes obliques sortirait de leur gangue coquetiers et casseroles, classées par tailles sous les crochets. En continu, le moteur du Frigidaire pousserait un roulement grave où se mireraient en festons les rots de la cafetière. Partout s’allumeraient des carreaux et encore des fleurs, des fleurs de céramique, des fleurs qui n’en seraient pas, mais à qui l’aube permettrait d’en être, le temps qu’elles redeviennent bibelots, cendriers, poignées de portes.

On n’en était pas là. On dormait chez les Langre.

Pas d’aube.

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre, Quespire, p. 25.

Cécile Carret, 27 août 2009
tare

Je vois sur ma table la photographie de l’être que j’étais à ce lever de ma vie d’homme, et, sous la toison de boucles brunes, jadis orgueil de ma mère, mais déjà bien assagies, je distingue un profil assez fin. Un front égal, un œil pâle, bien placé, mais sans éclat sous des paupières maladives, un nez court et busqué, une lèvre supérieure proéminente, où pointent les prémices d’une moustache retardataire, une bouche aux lèvres épaisses, volontiers entrouvertes sur des dents assez belles, mais écartées, et, subitement, la fuite d’un tout petit menton raté, d’un mauvais petit menton de hasard, qui entache l’ensemble et le tare de sa défaillance.

Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, p. 41.

David Farreny, 13 juil. 2010
complexité

On pense toujours à la complexité comme à quelque chose en plus, il me semble : un supplément de complication, d’intrication, de simultanéité, de densité. Il serait intéressant d’y penser aussi comme à quelque chose en moins, ou plus exactement qui procéderait du moins, de la perte, de l’oubli, de la confusion, de la fatigue, du grand âge, de la sénilité. Il y a toujours eu chez moi, and with good reason, cette conviction que l’intelligence, et d’abord la mienne, bien entendu, était incommensurable à l’intelligible, au connaissable, à l’aimable, au visible. De temps en temps j’ai deux ou trois idées claires, qui brillent un laps. Et puis ce qui les reliait s’efface — peut-être n’étaient-elles, d’ailleurs, que ce qui les reliait, cet enchaînement qui se délite. Les noms se dérobent, les souvenirs s’offusquent, les attaches entre les objets se rompent. Il me semble qu’on pourrait faire une œuvre à partir, non pas de la maladie d’Alzheimer, mais de l’état d’un malade atteint de la maladie d’Alzheimer, qui n’est jamais qu’une aggravation de notre condition à tous, de notre inadéquation fondamentale, ontologique pour le coup, à l’énormité du monde sensible. Une telle œuvre serait une perpétuelle recherche des passages. Mais le soupçon me vient que peut-être je l’ai déjà écrite, en grande partie.

Renaud Camus, « jeudi 11 juin 2009 », Kråkmo. Journal 2009, Fayard, p. 277.

David Farreny, 14 déc. 2010
fine

J’aime la ville moi aussi. De la terrasse de l’immeuble de ma maison d’édition, je vois jusqu’à l’aéroport, où inaudibles dans le lointain, des avions atterrissent et décollent. Cela donne une image très fine qui me vivifie jusqu’au plus intime de moi-même.

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 62.

Cécile Carret, 26 juin 2013

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