sentir

Cela fait mal de vivre, mais de loin. Sentir n’a pas d’importance. Deux ou trois devantures s’allument.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 97.

David Farreny, 9 fév. 2003
placide

Enfin, je me rappelle la satisfaction et la quiétude, je dirais presque le placide bonheur, que procure au milieu de la nuit la perception assourdie de la trépidation des machines et du froissement de l’eau par la coque ; comme si le mouvement faisait accéder à une sorte de stabilité d’une essence plus parfaite que l’immobilité ; laquelle, par contre, réveillant brusquement le dormeur à l’occasion d’une escale nocturne, suscite un sentiment d’insécurité et de malaise : impatience que le cours devenu naturel des choses ait été soudain compromis.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 65.

David Farreny, 29 nov. 2003
valeur

Je descends par un petit raccourci boueux, entre deux longs murs, pour porter mes lettres à la poste. Je regarde la terre noire et jonchée de minces débris de plante et les souvenirs sont là. D’abord, je ne sais pourquoi, une promenade que je fis avec Olga sur les quatre heures du matin, en juin, dans la rue Eau-de-Robec ; cette nuit-là nous ne nous sommes pas couchés. Ensuite un chemin d’Arcachon, tapissé d’aiguilles de pin, où nous marchions, le Castor et moi, entourés d’un silence poitrinaire ; ça sentait la mer, le sable chaud et la résine. J’ai essayé de penser : j’ai eu tout cela, moi. Comme mon Roquentin qui essaye de penser qu’il a vu le Gange et le temple d’Angkor. Et ça n’a rien donné. Ce que j’aurais voulu surtout, c’était sentir ce personnage maussade et croûteux — qui portait comme chaque jour des lettres à la poste — revêtu de la passion et, pourquoi pas, de la grâce que je pouvais avoir en cette nuit de Rouen. C’était un moment de ma vie qui avait eu une valeur. […]

Cette nuit-là est embaumée ; j’avais une valeur — elle aussi, j’en suis sûr ; je n’étais pas très heureux, je n’avais aucun espoir mais nous étions ensemble et je l’avais à moi pour toute la nuit, et la nuit nous enserrait de tous côtés, c’était inutile de chercher à savoir ce qui arriverait le matin (par le fait le matin ce fut une catastrophe, haine, brouille et je ne sais quoi). Je crois vraiment que cette nuit fut pour moi un moment privilégié ; je me demande quel souvenir elle en a gardé. Peut-être aucun, peut-être avait-elle des arrière-pensées que je ne soupçonnais pas, peut-être la haine du lendemain lui a masqué pour toujours l’abandon de cette nuit. Et puis ce n’est plus la même Olga, ni pour moi ni pour elle. Et moi je ne suis plus le même. C’est ce que je voulais noter ici — et puis je me suis laissé entraîner à décrire cette nuit. Quand le souvenir est venu, je lui ai adressé comme un appel, j’aurais voulu qu’il me colorât discrètement, qu’il me sortît de ma sale peau crasseuse de militaire. Et, en un sens, il a bien répondu, il s’est donné à moi tout autant qu’il pouvait, il s’est ouvert devant moi comme une mère gigogne et a laissé échapper tout un tas d’autres petits souvenirs. Mais il n’a pas fait ce que je lui demandais : il n’a pas mordu sur moi. Ce que je voulais être en somme, c’était l’homme qui a vécu cette nuit. Je ne voulais pas seulement qu’elle fût devant moi, comme un fragment du temps perdu, mais que ma passion d’alors fût en moi comme une vertu. Je voulais justement que ce temps perdu mais vécu avec tant de force ne fût pas, justement, du temps perdu. […] Je me sentais si grêle, si malingre sur ce sentier boueux, tellement « militaire qui va mettre ses lettres à la poste » et seulement cela, que j’aurais voulu m’engraisser de toutes mes amours et mes peines passées. Mais en vain : je me suis senti totalement libre en face de mes souvenirs. C’est la rançon de la liberté, on est toujours dehors. On est séparé des souvenirs comme des mobiles par rien, il n’est pas de période de la vie à laquelle on puisse s’attacher, comme la crème brûlée « attache » au fond de la casserole ; rien ne marque, on est une perpétuelle évasion ; en face de ce qu’on a été on est toujours la même chose : rien. Je me sentais profondément rien en face de cette nuit passée, elle était pour moi comme la nuit d’un autre. J’avais pressenti cette faiblesse désarmée du passé, dans La nausée, mais j’avais mal conclu, j’avais dit que le passé s’anéantit. Cela n’est pas vrai, il existe toujours au contraire, il existe en soi. Seulement il n’agit pas plus sur nous que s’il n’existait pas. Ça n’a aucune importance d’avoir ce passé-ci ou ce passé-là. Il faut, pour qu’il existe, que nous nous jetions à travers lui vers un certain avenir ; il faut que nous le reprenions à notre compte pour telle ou telle fin future. C’est un acte de liberté qui décide à chaque fois de son efficacité et même de son sens. Mais il ne sert à rien d’avoir couru le monde, éprouvé les passions les plus fortes, nous serons toujours, quand il le faudra, ce soldat vide et pauvre qui s’en va porter ses lettres à la boîte ; toute solidarité avec notre passé est décrétée dans le présent par notre complaisance.

Jean-Paul Sartre, « mercredi 13 mars 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, pp. 587-589.

David Farreny, 27 déc. 2006
fichiers

Le livre est un intermédiaire vieilli entre deux systèmes différents de fichiers.

Walter Benjamin, Sens unique, Maurice Nadeau.

David Farreny, 4 avr. 2007
bougé

En fait, le lendemain, c’était comme de repartir. Je veux dire, du début. Avec, tout de même, cette conscience que j’avais bougé. Nettement.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 13.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
possessions

Pour celui-ci, il est déjà bien content s’il parvient à maintenir sa personne physique, d’ailleurs pitoyable, à défendre les quelques repas qu’il prend, à éviter l’influence des autres, bref, s’il conserve tout ce qu’il est possible de conserver dans ce monde dissolvant. Mais ce qu’il perd, il essaie de le regagner par force, fût-ce transformé, fût-ce amoindri, ne fût-ce même son ancien bien qu’en apparence (et c’est le cas la plupart du temps). Sa nature relève donc du suicide, il n’a de dents que pour sa propre chair, et de chair que pour ses propres dents. Car sans un centre, une profession, un amour, une famille, des rentes, c’est-à-dire sans se maintenir en gros face au monde — à titre d’essai seulement, bien sûr —, sans décontenancer en quelque sorte le monde grâce à un grand complexe de possessions, il est impossible de se protéger contre les pertes momentanément destructrices. Ce célibataire avec ses vêtements minces, son art des prières, ses jambes endurantes, son logement dont il a peur, et avec tout ce qui fait d’autre part son existence morcelée, appelée à ressortir cette fois encore après longtemps, ce célibataire tient tout cela rassemblé dans ses deux bras, et s’il attrape au petit bonheur quelque infime bibelot, ce ne peut être qu’en en perdant deux qui lui appartiennent. Telle est naturellement la vérité, une vérité qu’on ne peut montrer aussi pure nulle part.

Franz Kafka, « Eh  ! dis-je, et je lui donnai... », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 136.

David Farreny, 19 nov. 2011
secret

Il y a… notre corps, pile, usine, dont nous ne pouvons prévoir ni les décisions ni les choix. Nous transbahutons un secret absolu, et qui s’en croit maître mourra par intérim. J’entends, vivra de même.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 104.

David Farreny, 24 mars 2012
criai

Je rouvris les yeux et me remis à faire les cent pas devant la grange, toujours plus vite, comme si je voulais prendre un élan. Je m’arrêtai. Je sentais ma poitrine devenue instrument, et je criai. Filip Kobal qu’on n’entendait jamais à cause de sa petite voix et que les surveillants du foyer religieux réprimandaient parce que sa prière « ne passait pas », Filip Kobal criait, à le faire désormais regarder avec d’autres yeux par tous ceux qui le connaissaient.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 170.

Cécile Carret, 21 sept. 2013
pointer

À se demander toutefois si notre sensibilité n’est pas cette antenne qui en toute situation va pointer avec précision la zone d’inconfort, d’angoisse et de malaise.

Éric Chevillard, « jeudi 17 juillet 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
tréfonds

Il y a pourtant tout ce qui piaffe au tréfonds d’une cellule bétonnée connue-inconnue de soi seul.

Jean-Pierre Georges, « Bonheur à suivre », Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 59.

David Farreny, 29 juil. 2016
fiches

Parfois, on écoute parler quelqu’un, on écoute vraiment, et ce qu’on entend a l’air d’avoir été écrit par trois ou quatre scénaristes différents qui auraient travaillé sans se concerter, comme si notre interlocuteur avait pioché un peu au hasard dans les fiches incomplètes qu’il tient sur sa propre vie.

Jérôme Vallet, « Semaine sainte », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 27 fév. 2024
pérégrination

Seul le cauchemar de l’histoire nous laisse deviner le cauchemar de la transmigration. Avec une réserve cependant. Pour le bouddhiste, la pérégrination d’existence en existence est une terreur dont il veut se dégager ; il s’y emploie de toutes ses forces, effrayé sincèrement par la calamité de renaître et de remourir, qu’il ne songerait pas un instant à savourer en secret. Nulle connivence chez lui avec le malheur, avec les périls qui le guettent du dehors et surtout du dedans.

Nous autres, en revanche, nous pactisons avec ce qui nous menace, nous soignons nos anathèmes, sommes avides de ce qui nous broie, ne renoncerions pour rien à notre cauchemar à nous, auquel nous avons prêté autant de majuscules que nous avons connu d’illusions. Ces illusions se sont discréditées, comme les majuscules, mais le cauchemar reste, décapité et nu, et nous continuons à l’aimer parce qu’il est précisément à nous, et que nous ne voyons pas par quoi le remplacer. C’est comme si un aspirant au nirvāna, las de le poursuivre en vain, s’en détournait pour se rouler, pour s’enfoncer dans le samsāra, en complice de sa déchéance, à peu près comme nous le sommes de la nôtre.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 924.

David Farreny, 7 mars 2024
surdité

Qui peut écrire comme ça, aujourd’hui, sachant que le théâtre des opérations est devenu quasi insignifiant, notamment sur le plan de la langue ? La perte du sentiment de la langue, quoi qu’on en dise, produit une déperdition littéraire : la surdité est culturelle, l’aveuglement, idéologique.

Richard Millet, « 25 décembre 1999 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 24 avr. 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer