Le règne du Même provoque en eux le culte exacerbé des qualités intimes, voire factices, qui les font être autres.
Alain Finkielkraut, L’ingratitude, Gallimard, p. 90.
Entre l’exigence d’être clair et la tentation d’être obscur, impossible de décider laquelle mérite le plus d’égards.
Emil Cioran, « Aveux et anathèmes », Œuvres, Gallimard, p. 1720.
Je sens que je suis libre mais je sais que je ne le suis pas.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 110.
Nous sommes d’un vieux pays, comptables d’une longue histoire. Elle nous rend malaisé, plus qu’à d’autres, de choisir, c’est-à-dire de céder quelque chose qui fut pour faire droit à ce qui voudrait être. Le passé est double. Il persiste dehors, dans les choses, et en nous, étant bien entendu que nous pouvons, dans les deux cas, n’en rien savoir, ne pas déceler sa présence au creux de l’heure qu’il est.
Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 11.
Si c’était la solitude que j’étais venu chercher ici, j’avais bien choisi mon Île. À mesure que je perdais pied, j’avais appris à l’aménager en astiquant ma mémoire. J’avais dans la tête assez de lieux, d’instants, de visages pour me tenir compagnie, meubler le miroir de la mer et m’alléger par leur présence fictive du poids de la journée. Cette nuit-là, je m’aperçus avec une panique indicible que mon cinéma ne fonctionnait plus. Presque personne au rendez-vous, ou alors des ombres floues, écornées, plaintives. Les voix et les odeurs s’étaient fait la paire. Quelque chose au fil de la journée les avait mises à sac pendant que je m’échinais. Mon magot s’évaporait en douce. Ma seule fortune décampait et derrière cette débandade, je voyais venir le moment où il ne resterait rien que des peurs, plus même de vrai chagrin. J’avais beau tisonner quelques anciennes défaites, ça ne bougeait plus. C’est sans doute cet appétit de chagrin qui fait la jeunesse parce que tout d’un coup je me sentais bien vieux et perdu dans l’énorme beauté de cette plage, pauvre petit lettreux baisé par les Tropiques.
Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 123-124.
L’été ne craint pas la mort comment
le pourrait-il. Toute une famille
sémillante et colorée s’en remet à l’été
Chimère que l’été Folie
mais oser s’y soustraire…
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 77.
Comme à ce roi laconien
Près de sa dernière heure,
D’une source à l’ombre, et qui pleure,
Fauste, il me souvient ;
De la nymphe limpide et noire
Qui frémissait tout bas
— Avec mon cœur — quand tu courbas
Tes hanches, pour y boire.
Paul-Jean Toulet, Les contrerimes, Gallimard, p. 55.
Rien n’est plus réaliste, et je veux dire pour une fois conforme à la vérité de l’expérience, que ces invraisemblables coups de théâtre, chez Proust, qui font se rejoindre, avec le temps, les mondes apparemment les plus éloignés, transformant Mme Verdurin en princesse de Guermantes, Gilberte Swann en marquise de Saint-Loup, Saint-Loup lui-même en amateur passionné de garçons, et Octave-dans-les-choux, cet imbécile, en rénovateur génial de toute la sensibilité artistique de son époque. À vieillir, c’est bien là l’une des principales consolations. On dirait même que l’on finit par avoir l’explication de tout. Mais c’est seulement lorsque l’on n’y tient plus.
Renaud Camus, « samedi 16 juillet 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 229.
Un nuage de grandes mouettes nous accompagne et fait au-dessus des mâtures un ciel mouvant et vertigineux qui chavire dans tous les sens.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 49.
L’immense lenteur du monde. La rapidité de la mort.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 17.
L’ennui est bien le dégoût blasé du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu ; l’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l’ennui c’est aussi le dégoût d’autres mondes, qu’ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe — ou du néant, si l’éternité c’est lui.
Ce n’est pas seulement la vacuité des choses et des êtres qui blesse l’âme, quand elle est en proie à l’ennui ; c’est aussi la vacuité de quelque chose d’autre, qui n’est ni les choses ni les êtres, c’est la vacuité de l’âme elle-même qui ressent ce vide, qui s’éprouve elle-même comme du vide, et qui, s’y retrouvant, se dégoûte elle-même et se répudie.
Fernando Pessoa, « 103 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.