fils

Mon père, il était tellement pris par ses exercices dactylos et par son angoisse d’être viré à la « Coccinelle » que, même au moment du dîner, il restait dans ses réflexions ! Je l’intéressais plus beaucoup. Il avait son idée formelle bien ancrée au fond du cassis, indélébile à mon sujet que j’étais exactement la nature même de la bassesse ! le buse crétin pas remédiable ! Voilà tout ! Que je collais pas aux anxiétés, aux soucis des natures élevées… C’était pas moi dans l’existence qu’aurais tenu toute mon horreur plantée dans ma viande comme un vrai couteau ! Et qu’à chaque minute en plus je l’aurais trifouillée davantage ? Ah ! mais non ! mais non ! J’aurais secoué, trifouillé le manche ? Mieux ? Plus profond ? Ah ! plus sensiblement encore !… Que j’aurais hurlé des progrès de la souffrance ! Mais non ! Que j’aurais tourné fakir là au Passage ? à côté d’eux ? pour toujours ?… Et alors ? Devenir un quelque chose d’inouï ? oui ! de miraculeux ? D’adorable ? De bien plus parfait encore ? Ah ! oui ! Et bien plus hanté, tracassé, mineux dix mille fois !… Le Saint issu d’économie et d’acharnement familial !… Ah ! Eh bien ! Plus cafouillard ! Ah ! oui ainsi ! Cent dix mille fois plus économe ! Yop ! Lala ! Comme on aurait jamais vu ! ni au Passage ni ailleurs ! Et dans le monde entier !… Nom de Dieu ! Le miracle de tous les enfants ! Des banlieues et des provinces ! Le fils exquis ! Phénoménal ! Mais fallait rien me demander ! J’avais la nature infecte… J’avais pas d’explications !… J’avais pas une bribe, pas un brimborion d’honneur… Je purulais de partout ! Rebutant dénaturé ! J’avais ni tendresse ni avenir… J’étais sec comme trente-six mille triques ! J’étais le coriace débauché ! La substance de bouse… Un corbeau des sombres rancunes… J’étais la déception de la vie ! J’étais le chagrin soi-même. Et je mangeais là midi et soir, et encore le café au lait… Le Devoir était accompli ! J’étais la croix sur la terre ! J’aurais jamais la conscience !… J’étais seulement que des instincts et puis du creux pour tout bouffer la pauvre pitance et les sacrifices des familles. J’étais un vampire dans un sens… C’était pas la peine de regarder…

Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Le Livre de poche, p. 232.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2003
sphéricité

Je vois certains jours, je vois et je fais en silence, je fais un grand, grand polyèdre qui à partir du plancher occupe une bonne partie de ma chambre, un grand polyèdre, presque une sphère, non pas presque, mais en route vers la forme sphère. En route depuis longtemps, faite et refaite nombre de fois et encore à refaire.

Les multiples faces, je les brise et ainsi augmente leur nombre et diminue l’écart qui la sépare de la forme sphère.

Ainsi, à vrai dire, assez grossièrement, je galbe, je cintre ce volume pseudosphérique… qui résiste.

Il me reste encore, il me reste toujours des surfaces à écraser davantage. Dès que j’ai une demi-heure de libre j’y reviens et me donne ainsi beaucoup de mal, espérant arriver à une meilleure approximation de sphère, mais la sphère s’étend, devient plus grande et conséquemment les faces, les faces que je dois à nouveau briser, presque émietter, de façon à en faire presque des facettes (ce serait déjà mieux) ; mais combien de milliers, de milliers et de milliers de facettes faudra-t-il que je fasse ? Si nombreux et détaillés que soient les écrasements, et duplications des faces en faces plus petites, il semble qu’il y ait des régions de la presque sphère, où le travail d’arrondissement est à peine commencé. La sphéricité de la masse, décidément j’en suis loin encore.

Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 532.

David Farreny, 2 juin 2006
assassins

Scolopendres, engoulevents, araignées, lézards, couleuvres, tout ce joli monde d’assassins que je commence à connaître est littéralement sur les dents. Je suis descendu voir cette hécatombe, une lanterne sourde à la main. Par les fissures du béton éclaté les termites volants montaient du sol en rangs serrés pour leurs épousailles, les ailes collées au corps, leur corselet neuf astiqué comme les perles noires du bazar. Puceaux et pucelles choyés des années durant dans l’obscurité, dans une sécurité absolue dont notre précaire existence n’offre aucun exemple, ignorant tout de la société de malfrats, goinfres et coupe-jarrets réunie pour les accueillir à leur premier bal. Ils s’ébrouaient au bord des failles et prenaient leur essor dans une nuée fuligineuse et bourdonnante qui brouillait les étoiles. Bref enchantement. Après quelques minutes d’ivresse, ils s’abattaient en pluie légère, perdaient leurs ailes, cherchaient une fissure où disparaître avec leur conjoint. Pour ceux qui retombaient dans la cour, aucune chance d’échapper aux patrouilles de fourmis rousses qui tenaient tout le terrain. Fantassins frénétiques de sept-huit millimètres encadrant des soldats cuirassés de la taille d’une fève qui faisaient moisson de ces fiancés sans défense et s’éloignaient en stridulant, brandissant dans leurs pinces un fagot de victimes mortes ou mutilées. D’autres de ces machines de guerre guidées par leur piétaille cherchaient à envahir la forteresse par les brèches que les soldats termites défendaient au coude à coude. J’avais souvent vu sur mon mur ces étranges conscrits — produits d’une songerie millénaire des termites supérieurs — dans des travaux de simple police (escorter une colonne d’ouvriers, menacer un gêneur étourdi) avec leur dégaine hallucinante : ventre mou, plastron blindé et cette énorme tête en forme d’ampoule qui expédie sur l’adversaire une goutte d’un liquide poisseux et corrosif. De profil ce sont de minuscules chevaliers en armure de tournoi, visière baissée. Et un culot d’enfer. À quelques centimètres de la faille les assaillants recevaient décharge sur décharge et tombaient bientôt sur le côté, pédalant éperdument des pattes jusqu’à ce que leur articulations soient entièrement bloquées par les déchets qui venaient s’y coller. Les défenseurs tenaillés ou enlevés étaient aussitôt remplacés au créneau. Ici et là, un risque-tout quittait sa tranchée et sautait dans la mêlée pour mieux ajuster sa salve avant d’être taillé en pièces. D’un côté comme de l’autre ni fuyard ni poltron, seulement des morts et des survivants tellement pressés d’en découdre qu’ils en oubliaient le feu de ma lanterne et de mordre mes gigantesques pieds nus. Si nous mettions tant de cœur à nos affaires elles aboutiraient plus souvent. Sifflements, chocs, cris de guerre, d’agonie, de dépit, cymbales de chitine. Certains coups de cisaille s’entendaient à deux mètres. La rumeur qui montait de ce carnage rappelait celle d’un feu de sarments. Avant l’aube, les fourmis ont commencé à faire retraite et les ouvriers termites à boucher les brèches sous les soldats qui protégeaient leur travail. Murés dehors, ils vont terminer leur vie de soudards aveugles aux mains du soleil et de quelques autres ennemis. À ce prix, la termitière a gagné son pari. Les rôdeurs et les intrus qui ont pu y pénétrer sont déjà occis, dépecés, réduits en farine pour les jours de disette. Dans la cellule faite du ciment le plus dur où elle vit prisonnière, l’énorme reine connaît la nouvelle.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 86-88.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
insignifiance

Insignifiante, la scène lutte cependant avec l’insignifiance. Tout partenaire d’une scène rêve d’avoir le dernier mot. Parler en dernier, «  conclure  », c’est donner un destin à tout ce qui s’est dit, c’est maîtriser, posséder, disperser, assener le sens ; dans l’espace de la parole, celui qui vient en dernier occupe une place souveraine, tenue, selon un privilège réglé, par les professeurs, les présidents, les juges, les confesseurs : tout combat de langage (maché des anciens Sophistes, disputatio des Scolastiques) vise à la possession de cette place ; par le dernier mot, je vais désorganiser, «  liquider  » l’adversaire, lui infliger une blessure (narcissique) mortelle, je vais l’acculer au silence, le châtrer de toute parole. La scène se déroule en vue de ce triomphe : il ne s’agit nullement que chaque réplique concoure à la victoire d’une vérité et construise peu à peu cette vérité, mais seulement que la dernière réplique soit la bonne : c’est le dernier coup de dés qui compte.

Roland Barthes, « Scène », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 247.

Élisabeth Mazeron, 25 janv. 2010
monde

Un autre jour, comme de nombreuses dames entouraient l’Impératrice, je dis à propos de quelque chose dont elle avait parlé : « Parfois le monde m’irrite et m’ennuie ; certes il me semble impossible de vivre un instant de plus. Je voudrais m’en aller et me perdre je ne sais où ; mais si, alors, je mets la main sur du joli papier ordinaire, très blanc, sur un bon pinceau, sur de l’épais papier blanc de fantaisie, ou sur du papier de Michinoku, je me sens disposée à rester encore un peu sur cette terre, telle que je suis. Et aussi, quand je regarde, après l’avoir étalée, une natte verte, finement tressée, bordée d’une étoffe dont les dessins noirs se détachent nettement sur le fond blanc, je crois que vraiment, je ne pourrais jamais chasser le monde de ma pensée ; je trouve même la vie précieuse. » L’Impératrice me répondit en riant : « Vous vous consolez avec bien peu de chose. Comment était donc celui qui contemplait la lune sur la Montagne de la tante abandonnée ? »

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, pp. 263-264.

David Farreny, 2 juin 2011
rayonnement

Mais ce dont je me souviens, plus que de la forme du bâtiment ou de l’atmosphère des salles et des couloirs, c’est de l’impression que j’eus en arrivant, ce jour d’hiver, sur la grande terrasse formant belvédère et donnant sur le paysage de collines assez élevées des monts du Lyonnais. Alors que je me serais plutôt attendu à l’enchaînement de visions un peu sinistres que ce genre de maisons de repos manque rarement de provoquer – vieil homme avançant péniblement derrière son déambulateur dans un couloir beige orné de plantes vertes et d’affiches reproduisant des tableaux impressionnistes, groupe de vieilles femmes en robe de chambre s’efforçant de boire une tisane ou un thé au goût de carton dans un réfectoire où un sapin de Noël décoré que personne ne regarde clignote sans fin –, je me retrouvais dans une sorte d’apothéose hivernale : non ces jours où une lumière d’or accentue les reliefs en les creusant, accordant à toute chose d’avoir l’air de séjourner – un instant – hors du temps, mais un de ceux, et ils sont moins nombreux encore, où le concours du brouillard et du soleil aboutit à une sorte d’émulsion qui est comme un milieu de lumière vaporisé où tout semble flotter et être en gloire, la visibilité, à laquelle pourtant en règle générale on tient, étant remplacée par l’affirmation sereine, enthousiaste, juvénile et sans âge, d’un pur rayonnement.

Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Seuil, p. 12.

Cécile Carret, 15 déc. 2012
obscurcit

Le rapport entre le mystère et l’ignorance : est-ce leur méconnaissance d’elles-mêmes qui obscurcit les choses ? Doivent-elles ignorer qu’elles sont mystérieuses ?

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 137.

David Farreny, 2 avr. 2013
afflux

Car il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, et ce fut tel sourire en moi de lui garder ma prévenance : tout envahi, tout investi, tout menacé du grand poème, comme d’un lait de madrépore ; à son afflux, docile, comme à la quête de minuit, dans un soulèvement très lent des grandes eaux du songe, quand les pulsations du large tirent avec douceur sur les aussières et sur les câbles.

Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 263.

Guillaume Colnot, 3 avr. 2013
prononcer

Ces pays dont on ne sait trop comment prononcer le nom, par exemple la Bouriatie, sont irritants au plus haut degré. On voudrait n’être jamais venu au monde.

Olivier Pivert, « Bouriatie », Encyclopédie du Rien. 🔗

David Farreny, 26 avr. 2024

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