construire

Comprendre le sens d’un mot, c’est savoir quelles phrases il est possible de construire à partir de lui.

Jean Cohen, Structure du langage poétique, p. 105.

David Farreny, 20 mars 2002
monde

Il y a peut-être plus d’autre monde dans l’amour et dans la sensibilité à l’étrangeté de la nudité humaine, dans la lecture, dans la musique, que dans la mort et devant le cadavre inconscient.

Pascal Quignard.

Élisabeth Mazeron, 29 mars 2003
surtout

En fait d’être humain, décidément, j’étais injustifiable ; surtout je m’agitais inutilement.

Georges Bataille, Le bleu du ciel, Gallimard, p. 138.

David Farreny, 15 juin 2004
ouvrir

Plus une écriture est elliptique, blanchie, économe de mots, plus elle optimise la résonance de chacun d’eux, et ouvre le sens. Mais il y a une limite basse à cela : à trop vouloir ouvrir le sens, il n’y a plus de polysémie mais seulement un mot, nu comme un ver.

On peut isoler un mot sur la page, mais il faut alors que le reste de la séquence ou du poème pousse sur lui comme un pack de rugby « jusqu’à ce qu’il éclate et livre son ciel ».

Bref il convient de ne pas délaver au point qu’il n’y ait plus que de l’eau.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 12.

Cécile Carret, 4 mars 2010
déclin

Au début, en échange de la citoyenneté, on leur a abandonné les travaux les plus durs, la voirie, le terrassement, les chantiers, les chaînes de production, les ordures et le nettoyage. Comme ils s’en sont accommodés, on leur a par après laissé le soin de faire des enfants, besogne elle aussi trop souvent pénible, bruyante, accaparante et sale. Restèrent les loisirs, les jeux, les fêtes, les plages, mais dont l’attrait finit par se ternir. Et finalement, comme il n’y avait plus rien à faire ni à penser, ni à attendre, plus de but à la vie, sinon un ennui interminable et lourd, on finit par leur déléguer le souci des fins dernières. Alors même que depuis longtemps, on s’était détourné des dieux traditionnels, on s’intéressa à leurs cultes si curieux, à leurs interdits si sévères, à leur jeûne si rigoureux. Arrivé à ce point, bien sûr, il n’y eut, de la civilisation en question, plus rien à sauver, sinon mourir. C’est du moins ce que les historiens nous disent du déclin de Rome.

Jean Clair, « déclin », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 133.

David Farreny, 21 mars 2011
fond

J’ai quand même pris la peine d’aller voir à quoi elles ressemblaient, rapporté de la limonite, des silex rubanés. Un jour que je me rendais au Pays Basque, j’ai fait halte à Monpazier. La place centrale de la bastide est pavée de gros rognons de calcédoine bleutée, dont quelques-uns étaient déchaussés. Le lendemain, à Bayonne, j’ai déniché de jolis cristaux de calcite verte dans des blocs du front de mer détachés par la houle. À la fin de la même semaine faste, juste avant de repartir, une dernière sortie sur un dépôt sidérolithique, vers Puy-d’Arnac, m’a livré des agates brutes, du jaspe moucheté, de longs cristaux aciculaires de tourmaline noire et une hache polie, intacte, de serpentine verte, qui pointait d’un centimètre ou deux hors de l’argile retournée, sous des noyers. Comme dans Lancelot du Lac, mais à l’envers, une main enfouie sous la terre me tendait cette merveille du fond du néolithique.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 32-33.

David Farreny, 7 juin 2013
peine

La traversée de la Loire à pied ensuite, par l’Ancien pont, le pont Jacques Gabriel, subissait le même mépris, flétrissure et déconsidération.

Dès lors, on y voyait des personnages de misère, des déments, des vieux s’y engager, dans la giflure des bourrasques et l’échevèlement, ralentis dans l’ascension du tablier qui forme un dos. On les laissait à peine traverser les clous lorsqu’ils en avaient besoin.

Dessous, il y avait la sauvagerie stupéfiante de la Loire et de ses remous.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 133.

Cécile Carret, 30 sept. 2013
percé

Entre femme et homme depuis peu l’hostilité s’est installée. Hommes et femmes sont de nos jours sans exception brouillés. Moi, par exemple, depuis bien longtemps, c’est à peine si j’ai un ennemi — et, quant à moi, cela ne peut plus être le cas —, mais s’il y en a un, c’est une femme. Non seulement on ne nous aime plus, mais on nous combat. Et si l’amour entre en jeu il ne sert plus qu’à entretenir la guerre. Tôt ou tard la femme qui t’aime sera d’une façon ou d’une autre déçue par toi, et tu ne sauras même pas pourquoi. Elle t’aura, comme elle va l’expliquer, percé à jour, mais sans te dire en quoi elle t’a percé à jour. Et à aucun moment elle ne te laissera oublier que tu es percé à jour, car elle ne te laisse presque jamais seul, en tout cas bien moins qu’auparavant dans le jeu de l’amour. Elle est continuellement présente, c’est à peine si tu peux encore échapper au mal qu’elle pense de toi. Toi-même tu ne te penses pas en hâbleur, menteur et tricheur, et tu aimerais être un homme bon, comme à votre début. Mais tu es contraint de te voir comme tout cela dans et par ses yeux, qui à partir de maintenant ne te lâchent plus, et dans lesquels, quoi que tu fasses ou ne fasses pas, ce sera une confirmation de sa mauvaise opinion et de son amère déception. Fais ce que tu veux : tu es et restera celui qui est percé à jour.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, pp. 119-120.

David Farreny, 19 fév. 2014
sélection

Il faut s’arrêter pour faire des enfants. Chaque enfant qui naît est une interruption. Les uns après les autres, eux et elles, ils se figent en faisant des enfants. On aurait pu croire qu’ils étaient partis pour une longue course effrénée, et les voilà qui se transforment en statues de sel. Quelques-uns courent encore, s’arrêtent aussi. Et il ne restera plus, autour de moi, que ce Musée Grévin des Familles où seuls bougent encore quelques visiteurs, quelques transposeurs — quelques artistes.

Ainsi s’accomplit la vraie sélection naturelle.

Philippe Muray, « 14 septembre 1980 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 89.

David Farreny, 2 mars 2015
habitudes

Les choses souvent répétées ne sont plus réellement vécues, elles sont jouées, elles sont mimées – ainsi de certaines habitudes sur les lieux de vacances familiers. Nous nous y livrons sans engagement, presque sans conscience, fantômes en visite déjà dans notre propre existence.

Éric Chevillard, « vendredi 28 avril 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024
perdu

Quand on dit que la vie est un drame on ne croit pas si bien dire. Le drame désigne l’action qui se déroule sur une scène, dont on devine les conséquences fatales, mais qui, jusqu’au dernier moment, demeurent inconnues. La certitude que le pire aura lieu in fine n’est pas la prescience de la façon exacte dont il se produira. Bien que prévisible et inéluctable le pire est toujours surprenant. C’est en ce sens-là que ma vie est dramatique. Au cœur de circonstances que personne ne peut affronter à ma place, qui requièrent ma force et mon discernement, je ne sais jamais où j’en suis. Je me sens perdu : à la fois désorienté et en perdition. J’ai beau trouver et me fixer des repères, je les efface à mesure que je me débats. Vaine gesticulation qui se donne des airs d’action, d’autant plus pathétique que j’en prends conscience et ne peux rien y faire. Si vivre c’est se sentir perdu, la lucidité, c’est se savoir perdu.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 36.

David Farreny, 14 mai 2024

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