Ce qui me paraissait incroyable, plus exactement, ce n’était pas que Pollux et moi soyons intimes — tous les couples ou presque partagent la même intimité —, c’était plutôt que nous soyons devenus intimes (comme tout le monde).
Philippe Jaenada, Le chameau sauvage, Julliard, p. 271.
Et moi faut-il que je m’obstine, en tâcheron consciencieux du désastre, à relever encore mot à mot ce néant ? Il n’a d’autre recommandation à la phrase que d’être la vérité.
Renaud Camus, « jeudi 27 août 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 359.
Comble de la civilisation : mentir sans mentir.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 50.
Peut-être faut-il se sentir pauvre pour retrouver cette âme en soi, celle qui n’aime pas le vide.
Dominique de Roux, « lettre à Robert Vallery-Radot (22 novembre 1969) », Il faut partir, Fayard, p. 247.
En un sens, on conçoit fort bien que notre passé ne nous apparaisse point comme limité par un trait net et sans bavures — ce qui se produirait si la conscience pouvait jaillir dans le monde avant d’avoir un passé — mais qu’il se perde, au contraire, dans un obscurcissement progressif, jusqu’en des ténèbres qui pourtant sont encore nous-mêmes ; on conçoit le sens ontologique de cette solidarité choquante avec le fœtus, solidarité que nous ne pouvons ni nier ni comprendre. Car enfin ce fœtus c’était moi, il représente la limite de fait de ma mémoire mais non la limite de droit de mon passé. Il y a un problème métaphysique de la naissance, dans la mesure où je peux m’inquiéter de savoir comment c’est d’un tel embryon que je suis né ; et ce problème est peut-être insoluble. Mais il n’y a pas de problème ontologique : nous n’avons pas à nous demander pourquoi il peut y avoir une naissance des consciences, car la conscience ne peut s’apparaître à soi-même que comme néantisation d’en-soi, c’est-à-dire comme étant déjà née.
Jean-Paul Sartre, « Ontologie de la temporalité », L’être et le néant, Gallimard, p. 178.
Lorsque j’étais enfant j’aimais tellement une chienne, devenue vieille et malade, que j’avais passé avec Dieu un contrat pour sa protection : Il la maintiendrait en vie aussi longtemps que je dirais chaque nuit neuf neuvaines. Mais il ne s’agissait pas de prononcer automatiquement et à toute vitesse les mots du Notre Père et du Je vous salue. Il fallait au contraire se pénétrer de chacun d’eux, s’interroger sur son sens, je dirais presque le réaliser, au sens même dont s’accommodent les puristes, c’est-à-dire le rendre réel, le citer à comparaître, l’examiner en chacun de ses tenants et de ses aboutissants, sous tous ses angles et tous ses aspects, en la moindre de ses possibles hypostases. Tâche épuisante, on s’en doute, et qui ne saurait être menée à bien. À sonder seulement le Notre de Notre Père, une vie ne suffirait pas. Ne parlons pas du Je de Je vous salue.
D’ailleurs ma chienne mourut. J’étais partagé entre le scrupule de n’avoir pas suffisamment creusé le sens et scruté la réalité de règne, de volonté, de contrition, de pain, et l’amertume à l’égard du Seigneur. Tantôt je m’accusais de n’être pas allé au bout de mes examens, et de m’être assoupi sur eux plus d’une fois ; tantôt je L’accusais Lui de n’avoir pas tenu Ses engagements. Sur Sa parole ne tarderaient pas à venir des doutes, et bientôt sur Sa personne même, puis sur la parole en général.
Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 55.
Nous habitions place du Marché, dans une de ces maisons sombres, aux façades vives et aveugles, qu’il est impossible d’identifier.
C’était la cause d’erreurs continuelles. Car une fois qu’on se trompait de seuil, qu’on prenait par mégarde un autre escalier, on pénétrait dans un labyrinthe de logements inconnus, de vérandas, de courettes inattendues, qui vous faisait oublier peu à peu votre dessein initial et ce n’est qu’au bout de plusieurs jours, après d’étranges et tortueuses aventures, que l’on se rappelait avec remords, à l’aube grise, la maison paternelle.
Bruno Schulz, « La visitation », Les boutiques de canelle, Denoël, p. 49.
Il n’utilisait ni peigne ni brosse. Ses cheveux, auxquels collaient les duvets de l’oreiller, il les ébouriffa de ses doigts pour être dépeigné autrement que la nuit, et il arrangea ses boucles devant le miroir jusqu’à ce qu’il y aperçoive la tête qu’un jour il s’était imaginée, et qu’il avouait le plus volontiers être la sienne. Puis il noua sa cravate avec le plus grand soin.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 89.
L’éducation est une chose admirable, mais il convient de se rappeler de temps à autre que rien de ce qui vaut d’être connu ne peut s’enseigner.
Oscar Wilde, « Quelques maximes pour l’instruction des personnes trop instruites », La vérité des masques, Rivages.
Ce qu’il y a d’un peu délicat dans l’homme ne sympathise qu’avec des fantômes et des ombres.
Henri de Régnier, « Le bonheur des autres ne suffit pas », L’égoïste est celui qui ne pense pas à moi, Flammarion, p. 42.