suspendu

En fait, le tableau, aujourd’hui la propriété d’un musée de Sheffield, en Grande-Bretagne, ne représente pas l’exécution mais les suites immédiates de celle-ci. Au pied d’un mur aveugle qui devait borner le jardin du restaurant de la Chartreuse, le supplicié est étendu face contre terre, drapé dans un manteau noir, son chapeau, également noir, ayant roulé à quelques pas. Au-dessus du mur, et à distance, la silhouette du dôme du Val-de-Grâce se détache en gris sombre sur un ciel brunâtre. Tant les habits du mort, civils et assez chic, que l’ambiance de petit jour blafard, l’absence de décorum ou la proximité d’un restaurant à la mode, évoquent plutôt les circonstances d’un duel, et seule la présence, sur la gauche du tableau, d’un groupe de soldats en marche, vus de dos, l’arme à la bretelle, en train de se retirer et sur le point de sortir du champ, suggère que l’État est à l’origine de cet homicide et qu’il s’agit par conséquent d’une exécution capitale.

Les transformations opérées depuis 1815 dans le quartier de l’Observatoire rendent aléatoire, aujourd’hui, la recherche du lieu précis de l’exécution. Il est vraisemblable que ce lieu a disparu, ou du moins qu’il a perdu tout support matériel, et qu’il est désormais suspendu dans les airs au-dessus des quais à ciel ouvert de la station Port-Royal, sur la ligne B du RER.

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 20.

Guillaume Colnot, 13 avr. 2002
recommandation

Et moi faut-il que je m’obstine, en tâcheron consciencieux du désastre, à relever encore mot à mot ce néant ? Il n’a d’autre recommandation à la phrase que d’être la vérité.

Renaud Camus, « jeudi 27 août 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 359.

David Farreny, 29 fév. 2004
déguiser

Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes.

François de la Rochefoucauld, Maximes, Flammarion, p. 55.

David Farreny, 22 oct. 2004
désir

N’empêche : ce qui combat le mieux la fatigue, c’est le désir. Beaucoup de gens, en voyage, répètent qu’ils ne peuvent plus s’intéresser à rien parce qu’ils sont fatigués. Mais à moins qu’il ne s’agisse de vieillards, ou de malades, c’est tout le contraire : ils sont fatigués parce qu’ils ne s’intéressent à rien, ou à peu de chose, ou très modérément, par convention. Un palais de plus, une salle d’un musée, une église supplémentaire, c’est pour eux une épreuve ajoutée, nullement une curiosité nouvelle à satisfaire, un plaisir, l’objet d’un désir. Plus chiche leur intérêt, plus grande leur lassitude.

Renaud Camus, « lundi 27 avril 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., p. 154.

Élisabeth Mazeron, 16 avr. 2005
suffisantes

Au fond, je n’ai pas besoin de pensée, sauf à des fins disons morales ou d’orientation. La sensation, l’émotion, la mémoire et la langue me sont largement suffisantes dans leur mouvement continu de reprise/renouvellement.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 41.

Cécile Carret, 4 mars 2010
scepticisme

À la périphérie de nos villes, on propose énormément de chaussures bon marché provenant de pays à bas revenus, des produits en matière plastique mal conçus dans lesquels les pieds ne tardent pas à se tordre de douleur. Les démunis ne connaissent que les chaussures qui font mal. Ils sont persuadés qu’une chaussure ne peut que serrer. Ce qui ne les empêche pas d’être toujours en quête de nouveaux modèles dont ils attendent qu’ils se distinguent si possible des chaussures qu’ils portent en ce moment, parce que celles-ci serrent encore plus que toutes celles qu’ils ont achetées auparavant. Ce sont des êtres éreintés et des êtres chargés de fardeaux qui viennent faire les magasins de chaussures ici dans l’espoir d’être délivrés de leurs douleurs. Mais ils ne sont pas exaucés. Au contraire, ils sont bafoués. On leur refile d’autres instruments de torture pires encore. Ils passent donc leurs journées à boiter et abandonnent souvent la marche bien avant leur mort afin de pouvoir se déplacer pour le restant de leurs jours dans le fauteuil roulant électrique que l’assurance dépendance met à leur disposition. C’est émouvant de regarder comment ils passent et repassent en boitant, désespérés, devant les offres, tous avec l’ardent désir d’être soulagés enfin de leurs souffrances. De voir comme ils achètent ensuite quelque chose à un prix pour lequel on obtient tout juste une paire de lacets dans une boutique sérieuse du sud-ouest de la ville. Et comme ils enfilent alors ces chaussures factices et quittent la boutique avec sur le visage l’expression d’un soulagement passager, mais aussi d’un immense scepticisme.

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Zoé, pp. 167-168.

David Farreny, 11 mars 2010
interstitiel

Je suis en train d’étendre la lessive, derrière la maison, qui jouxte un bois communal, en fin d’après-midi. Il se produit un froissement et l’épais roncier, tout près, s’ouvre sur une énorme bête noire – le mot est venu tout seul, tout bas – qui s’immobilise à dix pas de moi, une chemise mouillée à la main, la pince à linge dans l’autre. L’animal me jette un regard, marque un temps d’arrêt, puis me jugeant inoffensif, négligeable, se met à trottiner sur les petits sabots qui lui font une démarche de ballerine mais qui, au lieu d’un corps élancé, nimbé de taffetas blanc, serait encombrée d’une lourde carcasse en forme de coin, hérissée de longs poils rêches et pourvue, avec ça, d’une paire de fortes défenses jouant sur les grès. J’ai pensé que mon visiteur allait s’évanouir aussi soudainement qu’il avait surgi, que le temps interstitiel, latéral ou rêvé qui nous remet en présence des bêtes, était déjà écoulé. Pas du tout. Il faisait des pointes autour du fourré, reprenait sa danse et j’ai fait la même constatation qu’avec le chevreuil que j’avais tenu, lui, en joue, avant de le laisser aller. La même créature d’un noir intense, comme encrée ou taillée dans de la nuit, adoptait, l’instant d’après, la teinte terne du sous-bois. Le quintal de muscles, au bas mot, qu’elle pesait, s’était évanoui. Puis l’œil, qui projetait un peu au hasard sa forme sauvage, devant lui, la voyait se remplir un peu plus loin, affairée, comique, obstinée. L’animal a tourné un quart d’heure sous mon nez. J’ai pensé qu’il allait se bauger dans les ronces, qu’on passerait la nuit à quelques pas l’un de l’autre, en paix. Mais quelque chose ne lui convenait pas. Il a grogné puis, sans hâte, s’est perdu dans le sous-bois. Voilà.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 46.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
inculture

Ils sont trop puissants, ils sont trop nombreux, ils sont trop sûrs d’avoir raison. Peut-être ont-ils trop raison, même. Pourquoi se gâcher la vie éternellement à lutter contre une emprise dont on voit bien qu’elle est désormais à peu près totale, qu’elle a tous les pouvoirs de son côté, que non seulement elle s’est arrogé le monopole de la morale, mais qu’elle se le voit universellement reconnu, ou peu s’en faut ? Je n’éprouve pas de plaisir à incarner éternellement le méchant, le salaud, le besogneux ennemi public. Très tôt s’est abattue sur moi la malédiction de ne croire à peu près rien de ce qu’il faut croire pour vivre heureux et tranquille dans la société de mon temps. Je ne puis pas changer mes convictions. Mais je puis d’autant mieux les taire que je les ai déjà beaucoup exprimées, même si elles n’ont pas rencontré beaucoup d’écho. […]

J’en suis arrivé à la conclusion que le multiculturalisme impliquait la grande déculturation, soit qu’il l’entraîne, soit qu’il ne puisse fleurir que sur elle. Il l’exige et il l’impose. La culture c’est d’abord (ne serait-ce que chronologiquement) la voix des ancêtres. Or le multiculturalisme ne veut pas d’ancêtres, et le nivellement social non plus : les ancêtres sont un privilège, les ancêtres sont une vanité, les ancêtres sont un instrument de ségrégation sociale, les ancêtres, en société pluriethnique et multiculturelle, sont une perpétuelle source de conflits possibles. Le multiculturalisme est une inculture. Il l’est nécessairement, car il rabat tout sur le présent, tandis que la culture est le relief du temps, un jeu, une distance, une ironie à l’endroit de ce qui survient, le sourire aristocratique des morts.

Renaud Camus, « dimanche 9 novembre 2008 », Au nom de Vancouver. Journal 2008, Fayard, pp. 374-375.

David Farreny, 23 juin 2010
oublier

Il y a pire que la chute. C’est la mauvaise pente. Ces traînées de mots qui traversent notre steppe intérieure, excluant tout autre langage, extinction totale des feux. Il va falloir les oublier, mais c’est impossible. Ineffaçable. On ne pourra plus jamais éviter cette ornière, il faudra passer par là.

Georges Perros, « Chutes de lecture », Papiers collés (3), Gallimard, pp. 152-153.

David Farreny, 27 mars 2012
coiffeur

J’ai cessé d’aller chez le coiffeur à l’âge de quatorze ans à cause de l’odeur de la laque, du crissement des doigts de la shampouineuse sur mes cheveux mouillés, et de la douleur de ma nuque sur le bac en forme de U. Je coupe moi-même mes cheveux, ce qui étonne mes amis puisque avec l’expérience, je me rate peu.

Édouard Levé, Portrait, P.O.L., p. 20.

Cécile Carret, 30 mars 2014

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