veut

La reconnaissance c’est une belle chose, mais l’appétit est autre chose. Le rêve est une belle chose, mais les cuisses disent autre chose. Le respect est une belle chose mais il faut savoir ce qu’on veut.

Henri Michaux, « Braakadbar », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 260.

David Farreny, 24 mars 2002
pas

Supposons alors qu’ils aient vu ce qu’ils faisaient pour ce que c’était, le troc épuisant de tout leur temps contre la possibilité précaire de rester dans le temps. Eh bien, non seulement ils n’en auraient tiré nul profit mais cette connaissance, ce détachement, pour léger qu’il fût, leur aurait été préjudiciable en l’absence d’alternative. Parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire que de continuer et qu’il est beaucoup plus facile de le faire sans y penser que de s’y remettre avec la pensée qu’après tout, on pourrait aussi bien arrêter. Aux difficultés habituelles s’ajoute celle, désormais de repousser l’éventualité que la moindre réflexion éveille aussitôt, la possibilité du contraire, la douceur de ne pas.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 29.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
fioriture

En arrivant au collège, vers sept heures et demie, j’ai entendu chanter un merle, un brave, un impatient qui jetait son éclatante fioriture dans l’obscurité désastreuse, encore, de février.

Pierre Bergounioux, « lundi 6 février 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 285.

David Farreny, 25 mars 2006
raideur

— Pas de lettre ?

— Elles se chauffent au bord de la route, répondait le postier en soufflant sur ses doigts.

Le courrier ne passait plus depuis dix jours. C’était vraiment la lune ici. Nous nous y trouvions bien. Mes élèves me laissaient quand même du temps pour travailler. J’essayais d’écrire, péniblement.

Le départ est comme une nouvelle naissance et mon monde était encore trop neuf pour se plier à une réflexion méthodique. Je n’avais ni liberté ni souplesse ; l’envie seulement, et la panique pure et simple. Je déchirais et recommençais vingt fois la même page sans parvenir à dépasser le point critique. Tout de même, à force de me buter et de pousser j’obtenais parfois pour un petit moment le plaisir de dire sans trop de raideur comme j’avais pensé. Puis je décrochais, la tête chaude, et regardais par la fenêtre notre dindon Antoine, une volaille décharnée que nous nous flattions d’engraisser pour Noël, tourner dans le jardin enneigé.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 162.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
vérité

Maintenant ma conviction est faite. Ce voyage est une gaffe. Le voyage ne rend pas tant large que mondain, « au courant », gobeur de l’intéressant coté, primé, avec le stupide air de faire partie d’un jury de prix de beauté.

L’air débrouillard aussi. Ne vaut pas mieux. On trouve aussi bien sa vérité en regardant quarante-huit heures une quelconque tapisserie de mur.

Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 204.

David Farreny, 12 mars 2008
scies

Dans le bloc rocheux noir de l’immeuble voisin, la porte-fenêtre éclairée du balcon du rez-de-chaussée était ouverte ; on y tournedisquait sans relâche ; des filles tapaient des pieds et braillaient des scies, secouaient des boucles teintes et réapplaudissaient des plantes des pieds : filons, et vite ! (Venu sur le trottoir un cycliste fonça aussitôt sur moi, comme si ma place était vide et que je n’existais déjà plus sur cette terre !)

Arno Schmidt, « Jours bizarres », Histoires, Tristram, p. 114.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
absence

Je voulais habiter l’absence. Mais l’absence est un luxe que je ne peux pas m’offrir.

Renaud Camus, « dimanche 24 mai 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 341.

Élisabeth Mazeron, 27 avr. 2010
juxtaposition

« Un chien porte déjà en soi un destin individuel et une représentation du monde, mais son drame a quelque chose d’indifférencié, il n’est ni historique ni véritablement narratif, et je crois que j’en ai à peu près fini avec le monde comme narration — le monde des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m’intéresse plus qu’au monde comme juxtaposition — celui de la poésie, de la peinture. Vous prenez un peu plus de pot-au-feu ? »

Jed déclina l’offre. Houellebecq sortit du réfrigérateur un saint-nectaire et un époisses, coupa des tranches de pain, déboucha une nouvelle bouteille de chablis.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 258-259.

David Farreny, 16 sept. 2010
rêves

Je bois une gorgée et les regarde s’affairer à leurs tâches infimes : rouler une cigarette, porter une cannette à leur bouche, dire quelque chose à un chien.

Une des femelles parle d’ouvrir une boutique de tatouages, une boutique « légale » : rêves minuscules, pathétiques. Pourquoi pas une boutique de souvenirs punks du temps où ils étaient zombies, pourquoi pas une épicerie de croquettes pour chiens bio ? Ils ont envie de sauver le monde : alors qu’ils disparaissent, qu’ils prennent leurs responsabilités ! La secte écologiste se demande quel monde on va laisser à nos enfants ? Mais moi je vois leur progéniture et me demande quels enfants on va laisser au monde.

François Beaune, Un ange noir, Verticales, p. 219.

David Farreny, 23 août 2011
perdre

Il avait à peine eu le temps de quitter la salle que Frieda avait déjà éteint la lumière et rejoint K. sous le comptoir.

« Mon chéri, mon doux chéri ! » chuchotait-elle, mais sans toucher K. d’un seul doigt.

Comme pâmée d’amour elle s’étendit sur le dos, les bras ouverts ; le temps devait paraître infini aux yeux de son amour heureux, elle soupirait une petite chanson plutôt qu’elle ne la chantait. Puis la frayeur lui donna un sursaut quand elle vit K. rester muet, tout absorbé par ses pensées, et elle se mit à le tirailler comme un enfant : « Viens, on étouffe là-dessous » ; ils s’enlacèrent, le petit corps brûlait dans les mains de K. ; dans une sorte de pâmoison dont K. cherchait à tout instant, mais vainement, à s’arracher, ils roulèrent quelques pas plus loin, heurtèrent sourdement la porte de Klamm et restèrent finalement étendus dans les flaques de bière et les autres saletés dont le sol était couvert. Des heures passèrent là, des heures d’haleines mêlées, de battements de cœur communs, des heures durant lesquelles K. ne cessa d’éprouver l’impression qu’il se perdait, qu’il s’était enfoncé si loin que nul être avant lui n’avait fait plus de chemin ; à l’étranger, dans un pays où l’air même n’avait plus rien des éléments de l’air natal, où l’on devait étouffer d’exil et où l’on ne pouvait plus rien faire, au milieu d’insanes séductions, que continuer à marcher, que continuer à se perdre.

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 534-535.

David Farreny, 22 oct. 2011
déférence

Souvent, le soir, j’allais passer quelques heures agréables chez [mes petites élèves] ; leurs parents (le fermier et sa femme) me comblaient d’attentions. C’était une joie pour moi d’accepter leur simple hospitalité et de la payer par une considération et un respect scrupuleux pour leurs sentiments, respect auquel on ne les avait peut-être pas toujours accoutumés, et qui les charmait et leur faisait du bien, parce qu’étant ainsi élevés à leurs propres yeux, ils voulaient se rendre dignes de la déférence qu’on leur témoignait.

Charlotte Brontë, Jane Eyre ou les mémoires d’une institutrice, FeedBooks.

Cécile Carret, 11 nov. 2011

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