adéquation

Sans doute n’est-ce pas cela seul qui vous rend si heureux, cependant ; mais plutôt cette adéquation soudaine, presque violente et tellement inattendue, du rêve avec la marche, de l’insomnie passée avec le beau temps présent, du désir avec le silence, avec l’air, la vue, les ajoncs, les chemins blancs, la rivière. Surprise : me voici dans ma propre vie…

Renaud Camus, « samedi 13 février 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 45.

Élisabeth Mazeron, 8 août 2003
culbutée

« Donc cette Déjanire… », et Georges : « Virginie », et Blum : « Quoi ? », et Georges « S’appelait Virginie ». Et Blum : « Beau nom pour une putain. Donc cette virginale Virginie haletante et nue, ou plus que nue, c’est-à-dire vêtue — ou plutôt dévêtue — d’une de ces chemises qui n’ont sans doute été inventées que pour permettre aux mains emprisonnées de glisser par-dessous sur la liquide tiédeur du ventre, se retrousser, remonter jusqu’aux seins, s’accumulant en replis, une soyeuse écume, au-dessus des hanches de façon à dénuder, présenter — comme ces étalages de boutiques de luxe où les objets précieux, délicats et fantastiquement chers sont exposés dans un bouillonnement de satin — cette bouche cachée, secrète — : femme non pas simplement étendue mais renversée, culbutée, dans le sens précis, mécanique du terme, c’est-à-dire comme si son corps avait effectué une demi-rotation à partir de cette attitude ancestrale dans laquelle elle s’accroupit pour satisfaire ses besoins — parce qu’elle ne dispose que d’une position pour les satisfaire tous, celle-ci : les jambes repliées, les cuisses pressées contre les flancs, les genoux venant toucher les ombreuses aisselles — mais maintenant comme si le sol avait basculé, l’envoyant à la renverse, telle quelle, sur le dos, présentant maintenant non pas à la terre mais vers le ciel comme dans l’attente d’une de ces fécondations légendaires, de quelque teintante pluie d’or, ses fesses jumelles, cette nacre, ce buisson, cette éternelle blessure ruisselant déjà avant d’être forcée et si impudiquement offerte qu’elle semble attendre un acte d’une précision et d’une nudité sinon chirurgicale comme le suggère l’idée de quelque chose qui perce, pénètre, s’enfonce en crissant dans l’étroite chair, du moins presque médical en ce sens qu’il (l’acte en soi, physique, dénudé, débarrassé de son aspect passionnel) relève évidemment du domaine physiologique : d’où l’abondance, la variété de cette imagerie équivoque où le clystère sert de prétexte à d’innombrables variations sur le thème de l’introduction d’un objet non seulement dur mais capable de répandre, projeter avec violence hors de lui et comme un prolongement liquide de lui-même cette impétueuse laitance, ce jaillissement, ce… »

Et Georges : « Mais non !… »

Claude Simon, La route des Flandres, Minuit, p. 179.

Guillaume Colnot, 11 août 2005
sous-politique

Chiqué et cabrioles sur escarpins glacés, l’exaltation sous-politique a permis aux plus indigents de se croire dans l’intelligence de l’histoire, avant de sombrer ou dans la syncope collective ou dans le putanat arrosé de muscadet gratuit.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 71.

David Farreny, 1er janv. 2006
chagrin

À force de vivre enfermé, enfoncé dans ma mémoire et mes pensées, le « monde » agit sur moi avec une force exagérée, dérangeante. Je redécouvre les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être, comme on disait. Ça va même un peu plus loin. Il me semble percer, malgré moi, jusqu’à la « nihilité de notre condition ». Je pense à Faulkner : « Entre le chagrin et le néant, j’ai choisi le chagrin. » Et en même temps, c’est comme si je regardais de derrière une vitre.

Pierre Bergounioux, « dimanche 21 octobre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 347.

David Farreny, 25 mars 2006
autrefois

Les vieillards d’autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d’aujourd’hui : si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d’eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l’étaient pas à la société. Maintenant, un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais il a vu mourir les idées : principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu’il a connu. Il est d’une race différente de l’espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 235.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
vingt-deux

Comprenant soudain que le monde fut créé pour les filles de vingt-deux ans et demi, conçu et organisé pour elles, autour d’elles, que toute entreprise en ce monde ne vise en dernier lieu qu’à satisfaire les filles de vingt-deux ans et demi, vise même à ne satisfaire qu’elles, que le vaste et complexe système de l’Univers n’a d’autre raison d’être que le plaisir et la gloire et le chant des filles de vingt-deux ans et demi, que toutes les forces mises en œuvre depuis le moindre effort tendent à accroître encore le pouvoir déjà excessif des filles de vingt-deux ans et demi, Crab récupère ses fonds, rompt tous ses contrats, se retire de l’affaire et remet sa démission.

Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, pp. 128-129.

David Farreny, 12 mars 2008
tribunal

Je ne sais plus ce que c’est que le temps libre ni la paix. Toujours une grande voix sévère me rappelle combien je suis ignorant et que je vais mourir, qu’il ferait beau voir que je sois un instant sans chercher à comprendre ce qui s’est passé avant que tout finisse. Le tribunal siège en permanence.

Pierre Bergounioux, « lundi 28 janvier 1985 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 372.

Élisabeth Mazeron, 12 nov. 2008
heureux

Combien de temps ces pays resteront-ils proposés au regard dans leur presque intacte, tranquille et discrète splendeur, au rêve et au pas ? Il n’y a qu’en Espagne, dans les solitudes de la Haute-Castille, qu’on échappe à ce sentiment constant que la beauté du paysage est forcément un crépuscule, un mirage qui va se dissoudre, un dernier instant de bonheur. Comme nous étions heureux, R. et moi, dans Gormaz, courant d’une brèche à l’autre des murailles, pour voir le Duero s’enrouler au pied de la forteresse ! Mais le savions-nous bien ?

Renaud Camus, « vendredi 6 juin 1986 », Journal romain (1985-1986), P.O.L..

David Farreny, 8 juin 2009
restelet

Si je ne tiens pas compte de mes heures de sommeil, je suis la proie de deux types de temps : celui bête et brutal qui souffle en tempête de 8 h 30 à 16 h 30 et l’autre — le pauvre restelet — sur lequel je mise absurdement, qui est informe, déliquescent, désespérant, nul.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 10.

David Farreny, 5 juil. 2009
chose

Apparut sur l’unique étagère une chose amorphe et sombre qui remua aussitôt, glissa, visqueuse, roula sur elle-même et s’écrasa par terre comme un chiffon mouillé. Ils approchèrent ; la chose émit un bruit de chute en retard, un chtkk qui se confondit avec un pas. Flasque, la serpillière (ce n’était pas une serpillière) remua, se déroula toute seule, silencieusement, quelques secondes encore après sa chute, sans précipitation, savait ce qu’elle avait à faire et, lascivement, entièrement, s’étala jusqu’à proposer la surface plane d’un quadrilatère irrégulier de quarante centimètres sur la plus grande longueur par vingt-cinq à peu près, sur la hauteur. La perfection de sa surface et la magie de sa sortie juraient avec son contour comme tracé à main levée mais aussi avec l’asymétrie de sa forme qui rappelait un trapèze, un trapèze déhanché, qui ne rappelait rien. Un coin corné et les faux plis se résorbèrent pour s’aplatir lentement en une surface lisse qui brillait un peu. Pétapernal souleva un pan qui retomba d’un coup, chtkk.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 108.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
privés

Comme, pour achever de la convaincre, j’abordais le plus sérieusement du monde la question du prix en même temps que celle de l’agence, dont la mention figurait sur le panneau et par laquelle il convenait de passer pour faire affaire, la dame me répondit qu’à titre d’exception elle voulait bien m’ouvrir sa porte pour une visite, mais qu’elle allait justement sortir en vue d’une course. Je lui représentai, alors, que cinq minutes me suffiraient à circonscrire le lieu du regard, tout en lui demandant où, dans cette zone de la ville, elle entendait trouver des commerçants. En partie pour me l’expliquer, elle me fit entrer chez elle, et, tandis qu’elle m’indiquait le parcours complexe qui mène d’ici à la première épicerie, et qui eût réclamé le secours d’un véhicule qu’elle n’était de toute façon pas en mesure de piloter, je détaillais l’agencement et surtout le contenu des pièces, meubles un peu moins qu’anciens, literie d’avant l’invention du sommier à lattes, photos bistre, il est vrai, aux cadres cerclés d’or, cafetière aux imbrications multiples, objets utilitaires en forme d’objet décoratif ou anciennement utilitaire, telle la roue de chariot qui éclaire maintenant la table ; et je commençai à concevoir une envie, réelle, de m’installer ici, sur la pente de la colline, avec un grand congélateur à portée de main, sans téléphone, pour y attendre doucement la fin, sans impatience, avec la certitude que là où je serais, tôt ou tard, elle ne pourrait pas me manquer et qu’entre-temps j’aurais vécu ce que vivent les hommes privés d’avenir, au jour le jour, en prenant du poids et la mesure des choses.

Christian Oster, Le pont d’Arcueil, Minuit, pp. 183-184.

David Farreny, 14 mars 2013
visage

Avait-il dormi toute la nuit, comme cela, sur le dos ? jambes croisées ? À la fenêtre grande ouverte, dans un mur de nuages qui allait grandissant, la lune décroissante avait fait son apparition, un moment, comme tombée en avant, le visage vers le bas.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 60.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
terminal

Appliquer et systématiser les réflexions de Virilio : plus de ville, de campagne, plus d’agglomération ni d’aventure urbaine. Une traversée de Paris en voiture vous fait traverser un million de romans, mais ils ont été écrits. Vous allez de chez vous, qui est simplement un terminal pour de multiples appareils électroniques, à un autre appartement qui représente la même chose. Développer.

Philippe Muray, « 5 avril 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, pp. 441-442.

David Farreny, 23 août 2015

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