discothèque

Aller jusqu’au fond du gouffre de l’absence d’amour. Cultiver la haine de soi. Haine de soi, mépris des autres. Haine des autres, mépris de soi. Tout mélanger. Faire la synthèse. Dans le tumulte de la vie, être toujours perdant. L’univers comme une discothèque. Accumuler des frustrations en grand nombre. Apprendre à devenir poète, c’est désapprendre à vivre.

Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 14.

Élisabeth Mazeron, 24 sept. 2004
compter

Le réel — le tenu pour réel, qui serait réel même pour un chien — manque en ce moment, continue à manquer par vagues.

Le mur sans sa nature de mur, c’est incroyablement éprouvant. Homme ou animal, on doit pouvoir compter sur les solides.

Henri Michaux, « Déplacements, dégagements », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1353.

David Farreny, 7 août 2006
assassins

Scolopendres, engoulevents, araignées, lézards, couleuvres, tout ce joli monde d’assassins que je commence à connaître est littéralement sur les dents. Je suis descendu voir cette hécatombe, une lanterne sourde à la main. Par les fissures du béton éclaté les termites volants montaient du sol en rangs serrés pour leurs épousailles, les ailes collées au corps, leur corselet neuf astiqué comme les perles noires du bazar. Puceaux et pucelles choyés des années durant dans l’obscurité, dans une sécurité absolue dont notre précaire existence n’offre aucun exemple, ignorant tout de la société de malfrats, goinfres et coupe-jarrets réunie pour les accueillir à leur premier bal. Ils s’ébrouaient au bord des failles et prenaient leur essor dans une nuée fuligineuse et bourdonnante qui brouillait les étoiles. Bref enchantement. Après quelques minutes d’ivresse, ils s’abattaient en pluie légère, perdaient leurs ailes, cherchaient une fissure où disparaître avec leur conjoint. Pour ceux qui retombaient dans la cour, aucune chance d’échapper aux patrouilles de fourmis rousses qui tenaient tout le terrain. Fantassins frénétiques de sept-huit millimètres encadrant des soldats cuirassés de la taille d’une fève qui faisaient moisson de ces fiancés sans défense et s’éloignaient en stridulant, brandissant dans leurs pinces un fagot de victimes mortes ou mutilées. D’autres de ces machines de guerre guidées par leur piétaille cherchaient à envahir la forteresse par les brèches que les soldats termites défendaient au coude à coude. J’avais souvent vu sur mon mur ces étranges conscrits — produits d’une songerie millénaire des termites supérieurs — dans des travaux de simple police (escorter une colonne d’ouvriers, menacer un gêneur étourdi) avec leur dégaine hallucinante : ventre mou, plastron blindé et cette énorme tête en forme d’ampoule qui expédie sur l’adversaire une goutte d’un liquide poisseux et corrosif. De profil ce sont de minuscules chevaliers en armure de tournoi, visière baissée. Et un culot d’enfer. À quelques centimètres de la faille les assaillants recevaient décharge sur décharge et tombaient bientôt sur le côté, pédalant éperdument des pattes jusqu’à ce que leur articulations soient entièrement bloquées par les déchets qui venaient s’y coller. Les défenseurs tenaillés ou enlevés étaient aussitôt remplacés au créneau. Ici et là, un risque-tout quittait sa tranchée et sautait dans la mêlée pour mieux ajuster sa salve avant d’être taillé en pièces. D’un côté comme de l’autre ni fuyard ni poltron, seulement des morts et des survivants tellement pressés d’en découdre qu’ils en oubliaient le feu de ma lanterne et de mordre mes gigantesques pieds nus. Si nous mettions tant de cœur à nos affaires elles aboutiraient plus souvent. Sifflements, chocs, cris de guerre, d’agonie, de dépit, cymbales de chitine. Certains coups de cisaille s’entendaient à deux mètres. La rumeur qui montait de ce carnage rappelait celle d’un feu de sarments. Avant l’aube, les fourmis ont commencé à faire retraite et les ouvriers termites à boucher les brèches sous les soldats qui protégeaient leur travail. Murés dehors, ils vont terminer leur vie de soudards aveugles aux mains du soleil et de quelques autres ennemis. À ce prix, la termitière a gagné son pari. Les rôdeurs et les intrus qui ont pu y pénétrer sont déjà occis, dépecés, réduits en farine pour les jours de disette. Dans la cellule faite du ciment le plus dur où elle vit prisonnière, l’énorme reine connaît la nouvelle.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 86-88.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
mais

Pour avoir un peu lapidé les gendarmes, trois dames pieuses d’Hérissart sont mises à l’amende par les juges de Doullens. (Dép. part.)

Le sombre rôdeur aperçu par le mécanicien Gicquel près de la gare d’Herblay, est retrouvé : Jules Ménard, ramasseur d’escargots.

Au Mans, le soldat Hervé Aurèle, du 117e, a frénétiquement rossé passants et agents. On l’a capturé à grand’peine. (Dép. part.)

Le chanteur Luigi Ognibene a blessé de deux balles, à Caen, Madelon Deveaux, qui ne voulait pas laisser monopoliser sa beauté. (Dép. part.)

Dans le lac d’Annecy, trois jeunes gens nageaient. L’un, Janinetti, disparut. Plongeons des autres. Ils le ramenèrent, mais mort. (Dép. part.)

Des trains ont tué Cosson, à l’Étang-la-Ville ; Gaudon, près de Coulommiers, et l’employé des hypothèques Molle, à Compiègne.

Une dame de Nogent-sur-Seine disparut (1905) en pyrénéant. On la retrouve, dans un ravin, près Luchon, bague au doigt. (Dép. part.)

Ribas marchait à reculons devant le rouleau qui cylindrait une route du Gard. Le rouleau pressa le pied et écrasa l’homme. (Havas.)

Trente-cinq canonniers brestois, qui sous empire de funestes charcuteries, fluaient de toutes parts, ont été drogués hier. (Dép. part.)

Une fois assommé, Bonnafoux, de Jonquières (Vaucluse), a été posé sur un rail, où un train l’écrasa. (Dép. part.)

Pour un parquet belge, on arrête à Vagney (Vosges) Félicie De Doncker, qui excella à mater la fécondité des Brabançonnes. (Dép. part.)

Un bœuf furieux traînait par la longe vers Poissy le cow-boy Bouyoux. Elle cassa. Alors ce bœuf démonta le cycliste Gervet.

Mme S…, de Jaulnay (Vienne), accuse son père de lui avoir détérioré ses trois filles. Le vieillard s’indigne. (Havas.)

Rue Myrrha, le fumiste Guinet tirait au petit bonheur des balles sur les passants. Un inconnu lui planta un stylet dans le dos.

Près de Villebon, Fromond, qui disait à d’autres pauvres sa détresse, s’engouffra soudain dans un four à plâtre en combustion.

Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes (2), Mercure de France, pp. 16-87.

David Farreny, 4 fév. 2009
logiciels

Les plaisirs sont ressentis comme les plus intenses, les douleurs comme les plus profondes lorsqu’ils mobilisent le plus de canaux émotifs, qu’ils drainent une quantité incalculable de souvenirs heureux ou malheureux, d’espérances idéalisées ou brisées. Il est alors troublant de constater que ces émotions contraires et complexes affectent pareillement l’intérieur de notre ventre, et non seulement cela, mais qu’elles agissent de la même façon que la réaction la plus primaire, telle la peur face à un danger physique. On pourrait dire que nos intestins travaillent selon des logiciels primitifs qui ne savent pas reconnaître les programmes nouveaux et sophistiqués émis par notre cerveau et les traduisent en un agrégat de signes élémentaires.

Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, p. 121.

Élisabeth Mazeron, 12 mars 2009
résidence

L’indifférence des sensations, dans ce succédané de monde extérieur, était des plus déconcertantes mais j’en ai pris mon parti comme je l’avais fait du puits de mine limougeaud, du grand souffle angoissant courant sur l’Aquitaine. Je ne vivais pas. Il n’y a qu’un seul endroit où cela se puisse et, comme je n’y étais pas, je n’existais point, du moins de la seule façon que je conçoive, sans réserve ni réticence, apaisé. En tout état de cause, j’étais libre de chercher à comprendre ce qui s’était passé avant, au loin. J’étais sur place, à l’endroit où les termes convenables avaient leur exclusive résidence et je pouvais prétendre les trouver enfin.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 64.

Élisabeth Mazeron, 12 mai 2010
trace

La conversation de la vieille M. est pleine d’épaves qui flottent. Du bon vieux chic, des expressions de gouvernante anglaise du début du siècle, du vocabulaire technique ou sportif d’amants qui ont disparu sans laisser d’autre trace, de l’argot vieilli ; des traces de divers passages dans des couches sociales traversées.

Paul Morand, « 29 décembre 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 691.

David Farreny, 23 sept. 2010
donnée

La plupart du temps, celui qu’on cherche habite à côté. Ce fait ne saurait s’expliquer sans plus de façons, il faut d’abord l’accepter comme une donnée expérimentale. Il a des racines si profondes qu’on ne peut pas y mettre obstacle quand bien même on se donnerait pour tâche de le faire. Cela vient de ce qu’on ne sait rien de ce voisin cherché. On ne sait en effet ni qu’on le cherche ni qu’il habite à côté, et dans ce cas on peut être absolument sûr qu’il habite à côté. Rien n’empêche de connaître comme telle cette donnée de l’expérience générale, la connaître n’est pas le moins du monde gênant, même quand on s’impose de s’en souvenir exprès.

Franz Kafka, « La plupart du temps… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 526.

David Farreny, 17 déc. 2011
salauds

Il y avait ce jeune aurivergiste à cheval avec sa belle blonde, descendus déjeuner sous la paillotte où se retrouvent les membres des tribus les plus illustres de Rouen. Je n’ai rien contre la réussite matérielle. Si elle a tant de succès, c’est qu’elle plaît, et j’admets très bien que d’autres trouvent leur compte dans la possession d’objets chers sans se tromper plus que moi sur le sens de la vie. Mais prenons ce cas précis : cet homme possède un cheval, et un beau. Vous déplacer à cheval est plus confortable, va plus vite et vous confère généralement une image plus valorisante que vous déplacer à pied. Avoir une belle femme à son bras, de même, est plus satisfaisant que sortir avec une laide. Peu importe, je me demande : quand il arrête de paraître et qu’il retrouve sa blonde dans l’intimité, que se disent-ils, que partagent-ils de si intéressant, de plus intéressant que la plupart des gens ? Que moi ? Leur apparence doit perdre de sa superbe. Ils échangent des propos moins brillants. La platitude les écrase jour après jour jusqu’à la nausée. Salauds. Allez crever !

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 80.

Cécile Carret, 9 mars 2012
postlude

Le trait le plus saillant de la cuisine de Landogne au temps de la cuisinière Sophie, c’est qu’un cheval y entrait couramment et tournait autour de la table pour voir s’il n’y avait rien à y glaner. Ah si c’était à refaire ! Comme on serait plus attentif à tout : aux noms, aux liens, aux histoires, aux visages ! Mais on croit toujours que ça n’a pas encore commencé ; qu’on ne vit qu’un fastidieux prélude à la vraie vie, un peu longuet ; et un beau jour on s’aperçoit, sans transition, qu’on est depuis longtemps dans le postlude, ou dans l’index, d’ailleurs très mal torché.

Renaud Camus, « samedi 28 mai 2011 », Septembre absolu. Journal 2011, Fayard, p. 228.

David Farreny, 27 août 2012
birbes

Mes exacts contemporains me font l’effet de birbes décatis, j’observe leurs visages détruits en protégeant le mien d’une éventuelle contamination sous un masque fripé que je ne retire plus et dont les plis de plus en plus marqués me prouvent que j’ai raison de prendre ces précautions : voici donc comment se flétriraient mes joues fraîches si je les exposais à ces atmosphères et contacts délétères.

Mes sourcils sont restés noirs et bien plantés. Je m’en coiffe. Raie au milieu. Ma tête d’enfant.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 79.

Cécile Carret, 16 fév. 2014

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