remarque

Je remarque que la douleur abrutit, abêtit, écrase.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 119.

David Farreny, 24 mai 2003
illusion

Le soir avait pris possession de la cuisine, noyé les angles, dénaturé les choses familières au point qu’elles restaient insolites, étrangères, même lorsque je m’efforçais de reconstituer l’apparence qu’elles auraient eue si ce n’avait pas été la nuit, s’il ne s’était pas fait ce silence inquiet qui prélude à la dispersion. Ceux qui restaient encore, dans la grande salle, devaient percevoir comme la sournoise indifférence des choses auxquelles on demande, et de qui l’on reçoit ou croit recevoir un peu de la constance, de la patience qu’on leur voit face au temps. Comme si ce que nous appelions la maison rose, l’évidence immémoriale de la chair et du temps, le secret berceau de la création nous trahissait tous, dénonçait dans l’ombre l’illusion que c’était de croire que nous étions au monde.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 100.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
lares

Le monde du quelconque n’a pas cessé, n’a pu être dépassé.

Objets d’usage, dont on va changer l’usage, objets qui n’en restent pas moins objets…

Ils ont ici quitté leurs habitudes mais c’est pour entrer autrement dans l’habitude, la perpétuité du quotidien à jamais.

Inéloignables compagnons que partout on retrouve. Dieux lares devenus infirmes.

Henri Michaux, « En rêvant à partir de peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 708.

David Farreny, 15 juin 2006
létal

Est-ce le destin des rêves de dépouiller leurs vertus et leur charme lorsqu’ils s’accomplissent ? Enferment-ils un germe létal qui les détruit lorsqu’ils quittent la chambre où ils naquirent pour l’espace non protégé du dehors ? L’utopie semble vouée à nourrir l’utopie, le possible à engendrer du possible, tout réel à se nier. À peine les idéaux se sont-ils composé un visage qu’on y voit apparaître les stigmates inéluctables, dirait-on, de la tyrannique réalité.

Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, p. 31.

David Farreny, 17 oct. 2006
montagnes

Apparaissent des cimes encore mal sorties du néant,

mais qui ont tout de suite malgré les réticences des lointains,

le prestige et la responsabilité des montagnes.

Jules Supervielle, Débarcadères, p. 24.

David Farreny, 11 mars 2008
confins

Mes oreilles bourdonnaient, je n’étais plus à moi. Il y a une longue ligne droite après la sortie du bourg, plus loin que les noyers, avant les bois, tout entourée de grands champs ; mon regard durement fouillait ces champs, se portait aux confins, remontait aux lisières, tous lieux où mille fois naissait Yvonne dans ses bas, blanche, les reins nus dans le froid, mordue, jetée hors du bois dans les sévices de l’hiver et de mon esprit.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
morgue

Par la fenêtre, on voyait en bas la rue pluvieuse, goudron ravaudé et flaques de verre noir ; en haut le polygone du ciel, petit, joli. De côté, la lumière funèbre de la lune ; dessous, la morgue des nuages rigides dans des draps funestes. Nous fîmes une moue désapprobatrice et retournâmes au coin du feu. Frau Doktor me regarda non sans bienveillance ; et me régla pour mon confort la chaise longue encore plus méticuleusement, si bien que je me retrouvais presque couché sur le dos, assailli sans cesse par les flammes friponnes ; quant à elle, elle s’adossa décemment et fuma.

Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 53.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
cuir

L’Armide de Lully au Théâtre des Champs-Élysées. Je n’ai pas compris si l’on conspuait la mise en scène parce qu’elle était mauvaise ou parce qu’elle était moderne, au moins graphiquement. Lorsque je les aimais déjà, à peine adolescent, ces œuvres étaient totalement assoupies, depuis au moins deux siècles. Toute œuvre redécouverte ajoute comme un temps reconquis à notre âge réel et donne ce cuir de sagesse et d’intrépidité qu’ont, jusque sur la peau, les archéologues.

Gérard Pesson, « mardi 8 décembre 1992 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 86.

David Farreny, 22 mars 2010
écho

Aujourd’hui, je n’ose même pas me faire de reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 15.

David Farreny, 7 oct. 2012
tranquille

                            J’étais en train

                            de lire un livre

                            quand tout à coup

                            je vis ma vitre

emplir son œil absent d’oiseaux légers et ivres.

                            Oui, il neigeait.

                            La folle neige !

                            Elle tombait

                            tranquille et fraîche

dans le cœur tout troué comme un filet de pêche.

                            C’était si bon !

                            et j’étais ivre

                            de ces flocons

                            heureux de vivre

que ma main, oublieuse, laissa tomber le livre !

                            En ai-je vu

                            neiger la neige

                            dans le cœur nu !

                            Ah ! Dieu que n’ai-je

su garder dans mon cœur un peu de cette neige !

                            Toujours en train

                            de lire un livre !

                            Toujours en train

                            d’écrire un livre !

Et tout à coup la neige tranquille dans ma vitre !

Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 225.

David Farreny, 2 juil. 2013

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