ami

Certains de nos camarades constatent parfois que le bonhomme tente de s’éloigner. N’écoutant que son désordre, il se rapproche de la falaise tout en nous remerciant de l’avoir entraîné dans cette promenade. Nos compagnons qui se tiennent là où les arbres cessent de pousser dans la pente trop oblique voient Morlin s’asseoir, placer les coudes en arrière, se propulser d’un coup de bassin et aller d’un rocher contre l’autre, jusqu’à plus complète immobilité. Ils le relèvent encore, ils reboutonnent sa redingote. Mais nous savons qui il est, aucun d’entre nous ne s’autorise à porter la main sur lui plus de quelques minutes. La redingote présente de larges échancrures, ses lambeaux parallèles tombent sous les hanches de l’ami.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 58.

David Farreny, 15 nov. 2002
forme

Pourquoi des conversations ? Pourquoi tant d’échanges de paroles des heures durant ? On revient s’appuyer sur un environnement proche et avec des proches s’entretenir de proches, afin d’oublier l’Univers, le trop éloignant Univers, comme aussi le trop gênant intérieur, pelote inextricable de l’intime qui n’a pas de forme.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1068.

David Farreny, 7 août 2006
brumes

Route d’Ordu

Vingtième heure de conduite

C’est mon tour de dormir. Dormir dans la voiture, dormir, rêver sa vie, le rêve changeant de cours et de couleur à chaque cahot, menant rapidement l’histoire à son terme lorsqu’un cassis plus profond vous ébranle, ou un changement soudain dans le régime du moteur, ou enfin le silence qui déferle quand le conducteur a coupé le contact pour se reposer lui aussi. On presse sa tête meurtrie contre la vitre, on voit dans les brumes de l’aube un talus, des bosquets, un gué où une bergère en babouches, un rameau de noisetier à la main, fait passer un troupeau de buffles dont l’haleine chaude, sentant fort, vous réveille cette fois tout à fait ; et on ne perd rien à débarquer dans cette réalité-là.

La bergère approche prudemment sa tête de la vitre, prête à s’enfuir. Elle a douze ou treize ans, un fichu rouge sur la tête et une pièce d’argent suspendue au cou. Ces deux morts mal rasés l’intriguent énormément.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 103.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
obstacle

Dans l’allée, dans le sable ensoleillé, au pied d’un if, le plus sombre, une colonne de fourmis noires. Avec un petit seau d’eau, un seau à sable de plage, et de l’eau prise dans la cour, à la fontaine, l’obstacle d’une flaque jetée par les jumeaux interrompait les lignes militaires de transport des fourmis. La flaque d’eau, un véritable lac pour les insectes, troublait l’affairement des fourmis transporteuses de graines, les fourmis des régiments d’un « génie fourmilier », pontonnières en brindilles. Il y avait un mouvement perpétuel de circulation fourmilière dans les deux sens. Croisements, mots de passe, reconnaissance d’antennes ; concentrations, coagulations noires autour d’une énorme guêpe morte, comme des Lilliputiens autour du géant entravé, Gulliver.

Jacques Roubaud, Parc sauvage, Seuil, p. 59.

Cécile Carret, 22 janv. 2008
partons

Nous partons, prenons de l’essence dans un garage pimpant. Soleil. Vitrail du prieuré […], losanges irisés à travers lesquels l’église se distend. Maisons basses de village, coqs, poules, vaches que l’on cache dans le fond des camions la nuit et qui pleurent ; fenêtres à demi ouvertes dans la campagne le 15 août, deux heures de l’après-midi, le repas familial pèse sur les visages. Brûlent les champs de tournesol.

Partons encore. Derrière la baie vitrée du bord de mer, Henry James se fige. Les demeures chics montrent la pointe des seins, cachent leur âme aux locataires. Hérons sur l’île, liserons, potagers et sentiers piétonniers. Forêts de pins, portails, langueur sévère de Rochefort.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 26.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
éloignement

Tel livre lu voilà vingt ans et bientôt oublié, telle couverture, tel imperceptible souvenir, lorsque je les retrouve à leur emplacement originel, à quinze ou vingt ans d’ici, m’indiquent à quelle distance je me trouve, maintenant, du commencement. Le long du chemin rendu un court instant visible, dans l’ombre et la brume du passé, je découvre la théorie des bagages abandonnés, l’éloignement.

Pierre Bergounioux, « jeudi 8 juin 1989 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 796-797.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
nuance

Fait et défait les scénarios de la vie future. Quelle nuance y a-t-il entre la patience et la réussite ?

Gérard Pesson, « mercredi 20 octobre 1993 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 118.

David Farreny, 22 mars 2010
déplacement

J’ai couvert une dizaine de longueurs, que j’ai comptées, et, dès la septième, j’avais retrouvé cette sensation d’ennui caractéristique de la nage dans un espace fermé, identique, j’imagine, à celle que font naître toutes les activités qui miment le déplacement, comme le vélo d’appartement, et où la conscience aiguë d’être privé de destination se combine avec celle, plus souterraine, que le temps n’y changera rien et que par conséquent, même quand il sera écoulé, selon la limite qu’on se sera fixée, on ne sera toujours arrivé nulle part.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 121.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
pourtant

Il m’avait accompagné à la gare et donné en cachette, aussi furtivement que s’il se sentait observé, un billet de banque. Je n’avais pu montrer toute la gratitude que j’éprouvais pourtant, et maintenant encore, imaginant cet homme de l’autre côté de la frontière, je ne voyais qu’une verrue sur un front blême.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 16.

Cécile Carret, 3 août 2013
arc

Mais comme il est arrivé aussi, dans les chaleurs du sud, qu’on manque de pierres parmi les sables, on a inventé la brique pour se construire d’abord des temples et des palais, des remparts et des ziggourats, puis tout naturellement des ponts. Le recours à cette brique permettant de nouveaux équilibres et supposant de nouveaux systèmes de construction, on a fini par imaginer l’arc, quelque sept mille années avant Gluck. L’arc est assurément ce qu’on a trouvé de mieux, ce qui allait tout changer, c’était une invention avec laquelle on était loin d’en avoir fini, il y en a quelques-unes comme ça dans le genre de la roue.

Jean Echenoz, « Génie civil », Caprice de la reine, Minuit, p. 59.

Cécile Carret, 26 avr. 2014
manche

Plutôt le râteau que le fiasco – au moins a-t-il un manche.

Éric Chevillard, « lundi 21 août 2017 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 23 fév. 2024

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