maisons

Plus que de la laideur, à mon avis, le XXe siècle fut le siècle de la camelote. Et rien n’en témoigne mieux que tous ces pavillons qui éclosent le long de toutes les routes et à l’entrée de toutes les villes, petites ou grandes. Ce ne sont pas des maisons, ce sont des idées de maisons. Elles témoignent pour une civilisation qui ne croit plus à elle-même et qui sait qu’elle va mourir, puisqu’elles sont bâties pour ne pas durer, pour dépérir, au mieux pour être remplacées, comme les hommes et les femmes qui les habitent. Elles n’ont rien de ce que Bachelard pouvait célébrer dans sa poétique de la maison. Elles n’ont pas plus de fondement que de fondation. Rien dans la matière qui les constitue n’est tiré de la terre qui les porte, elles ne sont extraites de rien, elles sont comme posées là, tombées d’un ciel vide, sans accord avec le paysage, sans résonance avec ses tonalités, sans vibration sympathique dans l’air.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 470.

David Farreny, 19 mai 2002
fonds

En tout cas, il y a eu un temps où j’avais bien vivant dans ma tête un stock passionnel et très simple de matériaux, substance de mon expérience, destiné à être amené par l’expression poétique à une clarté et à une détermination organiques. Et, imperceptiblement mais inévitablement, chacune de mes tentatives se rattachait à ce fonds et, si extravagant que fût le noyau de chaque nouveau poème, jamais il ne me sembla que je m’égarais.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 14.

David Farreny, 24 mai 2003
noire

Il faut aimer une eau noire.

Il faut aimer une eau si noire que le bleu du ciel bleu, lorsque malgré tout il s’y mire, à travers les branches, et le blanc des nuages boursouflés que chahute l’autan, voient leur azur et leur candeur — sans s’altérer, bien au contraire, sans rien déchoir de leur franchise et de leur élévation — se ranger en courant, en se tendant, en se creusant, entre les avatars, et parmi les plus noirs, de la noirceur.

Noirs sont les bruns, noirs sont les verts, noire l’heure, noir son reflet.

Tout n’est que reflet, sous ces couverts ruisselants : la terre trop grasse, les générations de feuilles mortes, ces phrases, le sous-bois tout entier. Reflet cette lumière de mystère policier, de jardins sous la pluie, de découverte archéologique et de plaisirs de serre. Reflet le fond même de la mare, tel qu’on arrive à le distinguer parfois, si l’on sait écarter en esprit les vapeurs qui le sillonnent, dans leur course distraite vers l’Albret, vers l’Armagnac et l’océan. Et reflet ce reflet, bien sûr, de nos attendrissements usés, de nos mélancolies, de nos lectures anciennes et de nos espérances. En le miroir laqué que trouent les continents torturés des morènes, l’image des choses est plus près de leur essence, celle de l’arbre, du soir, de la promenade et de la solitude, que ne le seront jamais ces troncs penchés eux-mêmes, ces bambous trop serrés, cette eau sourde faite terre et qui geint sous le pas, à moins qu’elle ne menace. Le bâton détrempé que nous jetons pour faire clapoter la forêt, onduler la clairière, le silence sortir un instant de ses retranchements broussailleux, il noue quand il retombe, malheureux bout de bois, tous les pans captieux du décor : aussitôt ils sont le drame, au lieu de n’être que son lieu.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., p. 11.

Élisabeth Mazeron, 12 déc. 2003
ennui

La Cité des sciences et de l’industrie est tournée radieusement vers le progrès. Il y a des façades en verre. Il y a mille personnes. Dans l’ensemble, on s’y ennuie prodigieusement. Comme partout. Mais le contraste entre l’optimisme scientifique qu’on y professe et l’ennui des salariés y est plus cruel qu’ailleurs. Quand le journal ne suffit plus, quand le téléphone ne suffit plus, quand la masturbation dans les toilettes ne suffit plus, l’ennui frôle le suicide. On va errer dans la cité sans dieu, on visite des expositions sur le cosmos atroce, on drague les femmes vacantes dans les services de communication. On parle longuement de l’ennui, on le commente avec de petits rires blessés. Longue, longue la terre de l’ennui ! Heureux celui qui lutte parce qu’il est exploité ! Heureux celui qui domine ! Heureux celui qui rejoindra l’humus rassasié !

Pierre Mérot, Mammifères, Flammarion, p. 79.

David Farreny, 16 nov. 2005
naturel

Après tout ce dont nous avons parlé, que nous avons senti ensemble pendant ces jours, il est bien naturel que je vous aime. Il faut restituer ce mot dans son ancienne grandeur : c’est pour cela que je le prononce ; de loin : parce que j’ai pris sur moi toute ma solitude ; de près : parce que ceux que j’aime m’aident infiniment à la supporter.

Rainer Maria Rilke, « 26 novembre 1907 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 10.

David Farreny, 10 fév. 2007
gésines

Le peuple français a jeté bas l’édifice de la féodalité, proclamé à la face de l’univers l’égalité des hommes, répandu par toute l’Europe, baïonnette au canon, le nouvel évangile tandis que, sans bruit, une nouvelle classe, la bourgeoisie, jetait les fondations du capitalisme. Lorsqu’on considère les traces restées de ces jours tumultueux, c’est leur froideur qui étonne. Une nation soulevée d’un enthousiasme politique sans exemple ni précédent, lorsqu’elle trouve le temps d’écrire, de peindre, de bâtir, cultive un style froidement compassé. Ce sont Les ruines de Volney, la prose funèbre de Chateaubriand, les Romains académiques de David, l’architecture néo-classique où les nouveaux maîtres se plaisent à vivre, comme si le spectre de la société de cour, son vieil apparat continuait de hanter les esprits, et de là, l’espace en proie aux noires gésines de l’industrie moderne.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 24.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
foule

Le dernier des hommes, plongeant dans la foule, entre dans un monde où la disparition n’est pas une cause d’inquiétude, où elle n’est plus la mort, ni même l’absence ; elle est ressentie comme un battement de cil dans la vision ; elle est chaque fois comme l’enlèvement d’un obstacle, à peine aurait-il surgi : ce visage, ce regard une seconde rencontré, ces façades où toutes les ombres basculent au passage…

Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, pp. 41-42.

David Farreny, 7 août 2009
créance

C’est justement lorsque s’efface la différence entre être et être à disposition que tout dans la vie des hommes — la santé, le bonheur, la fécondation, le savoir, le diplôme — se présente comme un droit de l’homme. Et c’est quand le dispositif de l’universelle ustensilité recouvre le monde que la responsabilité pour celui-ci cède le pas chez les citoyens eux-mêmes, chez les citoyens d’abord, à l’expression courroucée d’une inépuisable créance.

Alain Finkielkraut, « Créanciers du monde », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 278.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
épouvantail

À défaut de se reposer sur l’absence d’attributs, ce serait bien si l’on avait la capacité de se dédoubler. On s’assiérait au fond du parterre pour se regarder soi-même sur la scène par-dessus l’épaule du spectateur. Ou bien on gagnerait quelque tertre garni d’herbe fraîche pour se contempler, au loin. On se verrait courir à toutes jambes dans la poussière des années, talonné par la lueur de petits épouvantails avec des culottes courtes, des chapeaux de paille, trois mots griffonnés. On verrait l’éclair froid de l’acier, la flamme atteindre le simulacre, des lambeaux de tissu voler dans tous les sens, un peu de fumée et ce qui est, d’une certaine manière, soi, le bonhomme tout nu avec son unique bouton, ses cloques et ses estafilades en train, déjà, de filer comme un rat en ramassant, dans sa course, des brindilles, des nippes, des mots pour bâcler, un peu plus loin, un nouvel épouvantail pareillement promis au fer et au feu.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 27-28.

Élisabeth Mazeron, 4 juin 2010
mouche

J’aime les animaux, y compris le crabe mou et le crapaud verruqueux modelé par un ivrogne dans son foie malade, de ses propres mains tremblantes, y compris la hyène qui veut me voir mort et le cobra qui lui prêterait volontiers ses lunettes pour cela, y compris le bousier, le requin et le perce-oreille, mais je hais les mouches, m’entendez-vous, les entendez-vous, c’est insupportable, on m’apprendrait la disparition soudaine et définitive des mouches, je serais aux anges.

Il faudrait alors apprendre à vivre dans un monde sans mouche, me dira-t-on.

Je ne me donne pas trois secondes pour m’accoutumer à cela très bien et comme si je n’avais jamais connu autre chose.

Ce serait pourtant la fin d’une époque, me dira-t-on.

Oui, eh bien, la Terreur aussi n’a duré qu’un temps.

Je pense pouvoir me passer d’elles pour lire, pour manger, pour dormir. Si les mouches disparaissaient, elles emporteraient le deuil avec elles. Quand une mouche meurt, c’est un point d’azur en plus dans le ciel, une touche de vert frais sur la prairie, une nouvelle couche de lait de chaux sur les murs et dehors un jardin.

Je hais les mouches, leur vol est une aberration, une dérision du vol – à quoi bon voler, d’ailleurs, quand on sait marcher au plafond ? –, c’est un vol lourd et vrombissant avec pourtant des trajectoires absurdes de ballon crevé.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 35.

Cécile Carret, 25 avr. 2011

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