arête

Comme trace de son passage en ce monde, plutôt que l’empreinte simiesque d’un pied, Crab préfère laisser une broderie discrète sur un chou.

On lui objecte alors, plus sérieusement, qu’il lui sera difficile de plier son corps aux coutumes des mollusques gastéropodes, de l’assouplir, de rétracter ses membres et sa tête afin d’obtenir cette plastique molle, cette élasticité si remarquable chez les limaces. Mais Crab a déjà résolu la question. Son squelette ne l’encombrera plus longtemps. Il va cracher cette arête.

D’abord, retirer veste et chemise. Puis Crab plonge profondément la main dans sa gorge, il empoigne sa clavicule gauche et, sans forcer ni faiblir, il se l’extrait par la bouche — tout se tient : la carcasse entière suit. Sauf le crâne, au reste de plus en plus bourdonnant et lourd à porter — mais Crab, ayant aspiré et provisoirement confié à l’estomac simplificateur son cerveau compliqué, n’a plus qu’à retrousser les lèvres pour expulser loin de lui cette tête obsolète d’homme mort.

Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, pp. 113-114.

David Farreny, 7 sept. 2002
paroi

Aucune nouvelle. Il est trop tard, maintenant. L’amour que j’étais sur le point d’avoir pour lui est déjà mêlé, avant même d’être né, de trop d’amertume pour sa bonne santé. Pas de nom, pas d’état, pas de signe : on ne peut faire que glisser, dans de telles conditions, sur la paroi du sentiment, puisqu’on ne peut se raccrocher à rien.

Renaud Camus, « mardi 12 octobre 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 132.

Élisabeth Mazeron, 15 août 2003
règne

Voilà en quoi me semble tenir la différence entre ce siècle et les autres ; autrefois, comme de nos jours, la grandeur était fort rare ; mais alors, c’était la médiocrité qui régnait, tandis qu’aujourd’hui, c’est partout le règne de la nullité.

Giacomo Leopardi, « Dialogue de Tristan et d’un ami », Petites œuvres morales, Allia, p. 239.

David Farreny, 9 nov. 2005
vérité

Maintenant ma conviction est faite. Ce voyage est une gaffe. Le voyage ne rend pas tant large que mondain, « au courant », gobeur de l’intéressant coté, primé, avec le stupide air de faire partie d’un jury de prix de beauté.

L’air débrouillard aussi. Ne vaut pas mieux. On trouve aussi bien sa vérité en regardant quarante-huit heures une quelconque tapisserie de mur.

Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 204.

David Farreny, 12 mars 2008
épigones

C’est aussi la raison pour laquelle les épigones rassurent, et ont souvent plus de succès que les écrivains qu’ils en viennent à imiter (la raison pour laquelle le public, à l’image des critiques, préfère Naissance des fantômes de Marie Darrieussecq à La sorcière de Marie NDiaye, ou encore fait un triomphe aux pièces de Yasmina Reza quand celle-ci a su transposer dans le monde du divertissement stérile les innovations dramatiques de Nathalie Sarraute) : ce n’est pas que ces épigones soient intrinsèquement moins difficiles à lire, c’est qu’ils sont infiniment moins inquiétants au regard du tissu de nos certitudes et de nos habitudes – quand ce tissu, chez les plupart des « lecteurs » ou plus exactement des consommateurs de livres, a acquis au fil des ans la rigidité amidonnée du linceul, cette rigidité qui leur fait trouver Nietzsche difficile, quand sa langue coule comme le miel jusqu’en sa traduction, et Philippe Labro facile, quand il est illisible à force de piéger le sens dans le marais inextricable des clichés les plus remâchés.

Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 21.

Cécile Carret, 26 août 2009
survivre

Nous nous sommes retrouvés en début d’après-midi pour Jean-Claude. La cérémonie avait lieu à seize heures à Tour-en-Sologne.

On est plutôt contents de se voir, on en est plus à être triste. On est si peu nombreux.

La sonnette retentit. Ma tente se penche à la fenêtre et les invite à monter. Ils sont trois, une femme et deux hommes, dans des costumes du dimanche tirés du vestiaire de l’Armée du Salut. Un petit quelque chose d’alcoolique dans les traits ; des amis qu’il avait connus, là-bas, chez le ferrailleur.

Au total, on est huit.

À force, les enterrements, ces dernières années, sont devenus des opérations de survie, même à mon âge. Survivre aux températures en hiver, à taper du talon autour des gars des entreprises de pompes funèbres, survivre aux canicules en été dans les rallonges de cimetières où les arbres n’ont pas eu le temps de pousser, se sentir survivre, enfin, d’être encore là.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 110.

Cécile Carret, 25 sept. 2013
revient

Réflexions sur le commandement : il n’y a pas de génies méconnus. Chacun trouve dans la vie la place qui lui revient. Nous sommes nés avec l’exact potentiel social que nous réaliserons…

Ernst Jünger, « 24 juin 1940 », Journaux de guerre (2), Gallimard.

David Farreny, 7 mars 2014
arque

Feu de bois, sois mon chat ; étends-toi sur moi.

Gratte ta gorge et gronde et fredonne.

Tantôt tu bouscules dans les coins cachés les ombres qui font peur.

Tantôt tu roules et tu détends ton ventre fourré d’ambre

Où les mains te taquinent. Allonge ton corps languide et ronronne.

Ou bien arque ton dos, les yeux remplis de lueurs d’or,

Effraye-toi, aie peur de moi et de ma chambre qui bat les secondes.

Nous pourrions être seuls, plus que nous le sommes, mais jamais étrangers.

Nous sommes armés contre tous les dangers.

Bondis sur le silence, bondis sur la souris

Des menus chagrins, trop fine et trop lustrée.

Chasse de chez moi les brisures de rêves

En roulant du fond de ta gorge ton tambour de guerre

Arque, crache, fouis ; mais ne bondis pas sans me le dire

Sur le matin au ciel de plumes tigrées

Car j’aime toujours les jeunes vents bleus ; car toujours

Le matin je nourris de ma fenêtre la grive musicienne.

Robin Hyde.

David Farreny, 21 juil. 2014
ressuscite

Schubert. Quintette pour deux violoncelles. « La musique ressuscite ce qui n’a jamais été. »

Est-ce la première fois qu’on enfonce mot pour mot cette porte ouverte ? Je l’ignore et comme je n’aime pas usurper, je m’offre prudemment des guillemets.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 39.

David Farreny, 8 oct. 2014
vérité

Si cela était vrai, que gagnerions-nous à la fin ? Rien qu’une vérité nouvelle. Nous avons déjà assez d’anciennes vérités à digérer, et même celles-là, nous ne serions tout bonnement point capables de les supporter, si nous ne les rehaussions parfois du goût des mensonges.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 252.

David Farreny, 17 déc. 2014
intersection

Tous deux mentent allègrement ; à l’intersection de ce qu’ils ne se disent pas sur leurs désirs incompatibles, l’enfant paraît.

Philippe Muray, « 24 février 1990 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 299.

David Farreny, 29 fév. 2024

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