choses

Il est bien naturel que les gens d’ici n’en aient que pour les moteurs, les robinets, les haut-parleurs et les commodités. En Turquie, ce sont surtout ces choses-là qu’on vous montre, et qu’il faut bien apprendre à regarder avec un œil nouveau. L’admirable mosquée de bois où vous trouveriez justement ce que vous êtes venu chercher, ils ne penseront pas à la montrer, parce qu’on est moins sensible à ce qu’on a qu’à ce dont on manque. Ils manquent de technique ; nous voudrions bien sortir de l’impasse dans laquelle trop de technique nous a conduits : cette sensibilité saturée par l’Information, cette Culture distraite, « au second degré ». Nous comptons sur leurs recettes pour revivre, eux sur les nôtres, pour vivre. On se croise en chemin sans toujours se comprendre, et parfois le voyageur s’impatiente ; mais il y a beaucoup d’égoïsme dans cette impatience-là.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 115.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
souverain

À l’est d’Erzerum, la piste est très solitaire. De grandes distances séparent les villages. Pour une raison ou une autre, il peut arriver qu’on arrête la voiture et passe la fin de la nuit dehors. Au chaud dans une grosse veste de feutre, un bonnet de fourrure tiré sur les oreilles, on écoute l’eau bouillir sur le primus à l’abri d’une roue. Adossé contre une colline on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la terre qui s’en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les perdrix s’en mêlent… et on s’empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s’étire, on fait quelques pas, pesant moins d’un kilo, et le mot « bonheur » paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive.

Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 122.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
mystère

Comme les étoiles, les beaux textes naissent dans des nurseries de phrases où, sortant du disque d’accrétion et par contraction gravitationnelle, des agrégats de matière — rythmes, sonorités, idées encore indifférenciées, ou plutôt rythmes d’idées, idées de sonorités, sonorités de rythmes mêlés au point qu’on ne distingue plus les uns des autres — se condensent, se figent et se refroidissent. Écrire — et le faire toute la sainte journée, sans autre but ni désir —, c’est attendre le moment où l’on peut approcher de la forge sans se brûler (bien sûr, le génie, qui n’écrit pas mais crée, va directement se baigner dans la lave). On ramasse alors du mâchefer, des scories, des escarbilles qu’on n’a plus qu’à emballer dans du vieux papier, comme des harengs. Voilà pour le mystère de la littérature.

Thierry Laget, « Ne pas déranger », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, p. 6.

David Farreny, 17 nov. 2009
changer

Mon père, mes oncles, celui de mes grands-pères que j’ai connu, étaient pêcheurs. En l’absence d’occupations sérieuses, de soucis historiques, comme de changer le monde ou simplement soi-même, ils passaient au bord de l’eau le temps qu’ils ne passaient pas au travail. Que dire des heures que nous avons partagées, eux qui appartenaient corps et âme à leur petit pays, moi qui étais, même si je n’en savais rien, pour le quitter ?

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 11.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
boue

Je n’ai jamais pu comprendre comment l’égalité pouvait bien être compatible avec la morale. Dès lors que c’est de morale qu’il s’agit, et d’esthétique a fortiori — or ce sont là des champs qui constituent une proportion énorme du territoire de la pensée… —, l’égalité est absolument dépourvue de pertinence. Son domaine est purement politique. Elle est une invention toute politique, un défi intellectuel à l’observation et à la nature, une élaboration conceptuelle, très respectable, à ce titre, certes, un procédé, on serait tenté de dire un truc, pour avoir la paix. En tant que telle elle est d’ailleurs assez peu efficace, et son coût ontologique, dont la facture est présentée à l’humanité avec de plus en plus d’insistance, pourrait bien être supérieur à ses avantages pratiques, stratégiques, médiatiques.

Justement, pour parer à ses déficiences et la protéger des critiques philosophiques, ou tout simplement logiques, ses défenseurs la parent d’un socle ontologique, religieux ou métaphysique : les hommes, quels que soient leurs accomplissements, leur intelligence, leur droiture, leur élévation spirituelle (et bien entendu leur beauté, leur force, leur séduction, leur puissance, leur situation dans la vie), seraient égaux fondamentalement. Mais comment ne pas voir que ce fondement procède d’une conception du monde aussi archaïque que possible, humiliante pour l’homme, répressive au dernier degré ? C’est l’homme dans son néant qui est égal, dans son inanité, dans sa mortalité, dans son appartenance au limon : l’homme couché, l’homme gisant, l’homme du premier vagissement et l’homme du râle ultime. C’est seulement devant un Créateur ou au sein d’une Création dotés sur eux de toute-puissance que les êtres se valent, comme, au sein d’une monarchie absolue et de droit divin, tout le monde est égal devant le monarque. Il n’y a pas de conception plus décourageante, ni qui rende plus vaine l’idée de prendre sur soi : vous pouvez bien écrire le quintette de Schubert ou bâtir la cour des Myrtes, résister seul au Troisième Reich ou peindre L’Aurore aux doigts de rose à Louse Point, peu importe, vous serez toujours égal, égal, égal, c’est-à-dire rien, de la cendre, de la poussière, de la même boue que Kim Jong-il ou que le Pétomane.

Renaud Camus, « dimanche 8 août 2010 », Parti pris. Journal 2010, Fayard, pp. 323-324.

David Farreny, 24 juin 2011
place

Sa figure prit de nouveau une expression de surprise ; il ne pensait pas qu’une femme oserait parler ainsi à un homme. Quant à moi, je me sentais sur mon terrain ; je ne pouvais pas entrer en communication avec les esprits forts, discrets et raffinés, soit d’hommes, soit de femmes, avant d’avoir dépassé les limites d’une réserve conventionnelle, avant d’avoir franchi le seuil de leurs confidences et pris ma place près du foyer de leurs cœurs.

Charlotte Brontë, Jane Eyre ou les mémoires d’une institutrice, FeedBooks.

Cécile Carret, 11 nov. 2011
connu

Connaissance totale de soi-même. Pouvoir encercler l’étendue de ses capacités, comme la main enveloppe une petite balle. Prendre son parti de la plus grande déchéance comme de quelque chose de connu, à l’intérieur de quoi on reste encore élastique.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 254.

David Farreny, 28 oct. 2012
chœur

Les heures ne cardaient leur laine et la rivière

                            ne coulait sous les ponts

que pour sonner en moi, au chœur de l’éphémère,

                            les voix et les répons.

Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 212.

David Farreny, 2 juil. 2013
passage

Il m’arrive de publier, involontairement, des textes partiellement incompréhensibles ; et ils le sont parce que les enchaînements de ma démonstration sont obscurs, peut-être parce que l’idée que je cherche à exprimer est fausse. Mais il m’arrive aussi de publier, volontairement, des textes partiellement incompréhensibles ; et ils le sont parce que l’idée que je poursuis n’est pas claire dans mon esprit, et, si elle ne l’est pas, ce n’est pas parce qu’elle est fausse, mais parce qu’elle est vraie au contraire, plus vraie même que les vérités ordinaires. Cette vérité-là ne se laisse pas facilement atteindre : les phrases qui la cherchent ne marchent sur aucune route, elles se taillent dans la forêt grammaticale un passage qui ne mènera peut-être nulle part ; mais, si elles l’atteignent, et dans la difficulté même qu’elles ont eu à l’atteindre, cette vérité sera bien supérieure à celles, tracées par d’autres, qui me viennent naturellement à l’esprit et sous les doigts.

Bruno Lafourcade.

David Farreny, 23 fév. 2024
incroyables

Je me souviens, avec une tristesse ironique, d’une manifestation ouvrière, dont j’ignore le degré de sincérité (car j’ai toujours quelque difficulté à supposer de la sincérité dans les mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu, seul avec lui-même, qui pense réellement, et lui seul). C’était un groupe compact et désordonné d’êtres stupides en mouvement, qui passa en criant diverses choses devant mon indifférentisme d’homme étranger à tout cela. J’eus soudain la nausée. Ils n’étaient même pas assez sales. Ceux qui souffrent véritablement ne se rassemblent pas en troupes vulgaires, ne forment pas de groupe. Quand on souffre, on souffre seul.

Quel ensemble déplorable ! Quel manque d’humanité et de douleur ! Ils étaient réels, donc incroyables. Personne n’aurait pu tirer d’eux une scène de roman, le cadre d’une description. Cela coulait comme les ordures dans un fleuve, le fleuve de la vie. J’ai été pris de sommeil à les voir, un sommeil suprême et nauséeux.

Fernando Pessoa, « 72 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024
tromper

Voilà pourquoi ils furent plus indulgents à l’égard d’un Sartre qui, interrogé par Michel Contat à propos de son stalinisme pro-soviétique puis prochinois, déclara qu’il n’avait, au fond, rien fait d’autre que se tromper – même si l’actualité du communisme dont il était le témoin, à chaque procès truqué, à chaque massacre de masse, à chaque purge, à chaque déportation, lui aurait permis de se ressaisir. Son idéal étant moralement juste, seuls les faits, têtus, idiots, s’obstinaient à avoir tort ; par conséquent, il avait eu raison de se tromper.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 23-24.

David Farreny, 14 mai 2024

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