plastique

La matière est prise dans la grande métamorphose. C’est le triomphe du plastique. Je me rappelle sa première apparition, des porte-clés jaunes, en forme de blason, souples, légèrement collants, estampés du nom de la firme Gilac. Et dans les mois qui suivent, les jouets, les cuvettes, les couverts et les gobelets, les chaises, les volets, les rasoirs, les garnitures d’automobiles et jusqu’aux armes automatiques des marines américains dont je vois la photo, dans une revue, avec la légende : « Leurs fusils sont en plastique ».

Pierre Bergounioux, L’héritage. Pierre et Gabriel Bergounioux, rencontres, les Flohic, p. 82.

David Farreny, 6 août 2003
étonner

Nous ne finissons jamais de nous étonner que ce qui a été doive cesser d’être. Nous trouvons que bien des choses restent les mêmes : pourquoi dans ce cas devrait-il y avoir un changement en nous ? Cela crée une étreinte convulsive de tout ce qui est, l’impression d’un vide fallacieux dans tout ce que nous voyons. Au lieu du sentiment plein et charnu de la jeunesse goûtant à l’existence et à chaque objet qui la compose, tout est plat et insipide — un sépulcre blanchi, beau à l’extérieur, mais empli par la voracité et toutes les impuretés au-dedans. Le monde est une sorcière qui nous paie avec des faux-semblants et des apparences trompeuses. La simplicité de la jeunesse, l’attente confiante, les transports infinis s’en sont allés ; nous songeons seulement à nous en sortir du mieux que nous pouvons, sans trop de malheur et de désagrément. La fièvre de l’illusion, et même le souvenir complaisant des joies et des espoirs d’autrefois, sont passés ; si nous pouvons nous glisser hors de la vie sans indignité, nous en tirer avec une légère infirmité physique et disposer notre esprit au calme et à la tranquillité d’une nature morte avant de retourner au néant corporel, c’est le plus que nous pouvons attendre.

William Hazlitt, Sur le sentiment d’immortalité dans la jeunesse, Allia, pp. 44-45.

David Farreny, 18 déc. 2007
constellation

Tu lisais des dictionnaires comme d’autres lisent des romans. Chaque entrée est un personnage, disais-tu, que l’on peut retrouver dans une autre rubrique. Les actions, multiples, se construisent au fil de la lecture aléatoire. Selon l’ordre, l’histoire change. Un dictionnaire ressemble plus au monde qu’un roman, car le monde n’est pas une suite cohérente d’actions, mais une constellation de choses perçues. On le regarde, des objets sans rapport s’assemblent, et la proximité géographique leur donne un sens. Si les événements se suivent, on croit que c’est une histoire. Mais dans un dictionnaire, le temps n’existe pas : ABC n’est ni plus ni moins chronologique que BCA. Décrire ta vie dans l’ordre serait absurde : je me souviens de toi au hasard. Mon cerveau te ressuscite par détails aléatoires, comme on pioche des billes dans un sac.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 39.

Cécile Carret, 22 mars 2008
trophée

La bête était évidemment morte, la grosse touffe abandonnée de sa queue balayait les pieds des enfants, pesamment rousse sous le ciel vert. Je pressai encore le pas. Ce trophée d’un autre âge que des chasseurs nabots apportaient vers moi, l’offrande qu’ils m’allaient en faire, cette fine bête carnassière livrée à des mouflets d’arrière-campagne, le bonnet rouge vif, les capuchons vieillots, l’affairement borné des porteurs et les danses sottes des autres qui gambadaient autour, tout cela décupla ma scélératesse, la fêla, l’affûta du malaise sans quoi elle est défectueuse. J’étais dans un fabliau obscène.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
endroit

Chez ma mère, qu’un jour je surpris, sans le vouloir, toute nue, assise devant son armoire à glace, ce qui la fit être deux, il y avait du crin noir bouclé, enroulé sur lui-même, dont les touffes se dirigeaient en tous sens : une sorte de chevelure ramassée et crépue au mauvais endroit. Je m’en secouai de dégoût et d’horreur, des journées entières : sur du lisse rose ou blanc et doux au toucher, il pouvait donc y avoir ce noir qui crissait sous les doigts.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 88.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
ravagées

Si après six mois de séjour en Inde on commence à regarder les petites filles plus souvent qu’on voudrait, c’est qu’à vingt ou vingt-deux ans la plupart des femmes sont ravagées, édentées, déformées, avec ces visages gonflés et aussi effacés – d’avoir accepté sans les comprendre une série d’événements désagréables se succédant tellement vite (les enfants, ces gros fruits exigeants, si vite mûrs et si vite abîmés) que l’esprit, renonçant à suivre, renonçant à vivre, les avait quittées pour toujours.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 100.

Cécile Carret, 28 juin 2012
agression

Cioran raconte – peut-être l’ai-je rêvé – qu’un moine d’Égypte, après quinze ans de solitude complète, reçut de ses parents et de ses amis tout un paquet de lettres. Il ne les ouvrit pas, il les jeta au feu pour échapper à l’agression des souvenirs. Il convient de s’évader de sa propre histoire. Celui qui n’a brisé aucun lien est un esclave qui mérite d’être traité comme tel.

Roland Jaccard, « 24 mai 2020 », Le billet du vaurien. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024
fraîcheur

La grande valeur pratique des certitudes ne doit pas nous dissimuler leur fragilité théorique. Elles se flétrissent, elles vieillissent, tandis que les doutes gardent une fraîcheur inaltérable… Une croyance est liée à une époque ; les arguments que nous lui opposons et qui nous mettent dans l’impossibilité d’y adhérer bravent le temps, de sorte que cette croyance ne dure que grâce aux objections qui l’ont minée.

Emil Cioran, « La chute dans le temps », Œuvres, Gallimard, p. 566.

David Farreny, 28 fév. 2024

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