mort

Or, la mort ne nous empêche même pas d’aller au cinéma.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 91.

David Farreny, 22 mars 2002
désavouée

À une époque, rien de ce que je pouvais entendre et voir ne m’était indifférent, quand bien même je recueillais un mot sur cinq, une vision sur cinq de tout ce qui retentissait à mes oreilles et à mes yeux. Maintenant que je suis coupé de l’univers, je subis le besoin de connaître le moment où cette aptitude à éprouver le flot de la vie s’est éteinte au centre de ma personne. Non pour appréhender la déperdition infligée à ladite personne par ce rétrécissement, mais sous l’influence d’un pur besoin de date. Afin de penser : « La rétractation s’est produite à tel âge, oui, à compter de tel jour mon existence s’est désavouée. »

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 148.

David Farreny, 15 nov. 2002
s’envelopper

Il faut s’envelopper d’une jeune femme comme les envahisseurs mongols de quartiers de bœufs.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 74.

David Farreny, 1er janv. 2006
simple

La psychologie des personnages, elle aussi, semble abonder en contradictions, comme chez Proust : de même que dans la Recherche, les appréciations morales sur tel ou tel sont suivies d’exemples qui les contredisent, une même série d’adjectifs peut en receler plusieurs qui semblent tout à fait antagonistes ; mais il n’est pas exclu qu’il s’agisse là d’un simple souci d’exactitude.

Renaud Camus, « lundi 7 juin 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 499.

David Farreny, 28 sept. 2007
réservoir

Je sais que mon corps est un réservoir à pièges, mon sang perclus de chausse-trapes, mes os émaillés de silences inquiétants. Partout peuvent affleurer des symptômes, se dresser des malaises. Ces lieux qui me constituent me sont à la fois familiers, amicaux, même quand ils génèrent des serpents, et inaccessibles. Les images qu’en donnent les échographies ou les scanners sont de magnifiques fantasmes à usage médical, un vertigineux empilement de pixels qui ne peut pas me concerner, encore moins me représenter.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 23.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
non-choses

Il y a une limite à la capacité d’imaginer des saccages, à reculer les limites et j’envisageais de rester du côté où il n’y a pas lieu d’imaginer, où il suffit d’être.

Ce n’est pas bien compliqué. Il n’y a qu’à s’appuyer à un arbre et ne plus rien faire. Le difficile, ce sera seulement de ne plus bouger bras et jambes, de ne plus remuer la tête, de chasser les visions, images, pensées, remords, regrets, ineptes espérances qui vinrent en lieu et place de ce qu’on n’avait pas, de ce qu’on ne fut point. C’en est presque drôle, parce que enfin ils n’étaient que l’équivalent douloureux de ce qui nous a manqué, les non-choses, la non-quiétude et c’est de ces ombres portées, de ce ne pas qu’on sera importuné. Ça n’arrête pas. C’est dans le vieux sang, dans le circuit fermé où il tourne depuis des millénaires.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 69-70.

Élisabeth Mazeron, 10 juin 2010
joli

Le nouveau tableau n’est pas mal — la nouvelle version du même tableau, veux-je dire : il s’agit bien sûr de la même toile. Malheureusement il est trop joli. On dirait une œuvre pour les galeries de l’avenue Montaigne, ou Matignon, je ne sais jamais, ou des environs de l’Élysée et de la place Beauvau : celles qui ont en vitrine des toiles de tous les styles, mais plus jolies, plus décoratives, plus sucrées, plus immédiatement plaisantes à l’œil (sauf s’il n’aime pas le sucre…) que celles du style originel. Même de Soulages ou de Ryman, et bien sûr de Degas et de Gauguin, ces galeries arrivent à offrir des versions de salon. Elles me font penser à cette Anglaise des environs, ici, qui, ayant vu son exposition dans la maison, voulait un Kounellis elle aussi, mais un Kounellis arte rico. Mon Une voix vient de l’autre rive a tourné arte rico. Mais je peux encore l’appauvrir, j’espère : le toughiser, le viriliser, le rendre plus couillard, plus solide, plus laid.

Renaud Camus, « dimanche 23 mai 2010 », Parti pris. Journal 2010, Fayard, p. 194.

David Farreny, 18 juin 2011
défaut

Toute allégresse a son défaut

       Et se brise elle-même.

Si vous voulez que je vous aime,

       Ne riez pas trop haut.

Paul-Jean Toulet, Les contrerimes, Gallimard.

David Farreny, 23 août 2011
espérance

Ces longues journées de paix studieuse, de solitude, estompent l’indigence et l’amertume du présent, laissent remonter les heures lointaines où je vivais sans y songer, le temps inconcevable, désormais, de l’enfance, de la première adolescence. J’éprouvais, dès alors, des peines pareilles à celles d’aujourd’hui, une envie de crever à laquelle les années ultérieures n’ont pas tellement ajouté. Mais jamais plus je n’aurai de joies comparables à celles d’alors. C’est qu’elles étaient faites, pour l’essentiel, de l’espérance du bonheur, dont Rousseau dit qu’elle est tout le bonheur.

Pierre Bergounioux, « mercredi 19 février 2003 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 333.

David Farreny, 26 janv. 2012
perpétrer

Et ces deux qui glissent comme des voleurs ? Qui gagnent sur la pointe des pieds la pénombre de leur chambre à coucher ? Pourquoi des gestes si furtifs ? Pourquoi cette honte ? Ces secrets ? Pourquoi, en résumé, a-t-on pris l’habitude d’aller se cacher pour baiser ? Quand on a la conscience tranquille, on ne cherche pas à se dissimuler… Il doit y avoir autre chose. D’autres causes, une autre raison… Reprenons Schopenhauer : si les amants, nous dit-il, semblent gênés de ce qu’ils vont faire, s’ils sont en effet honteux, ce n’est pas tant, comme on le croit, à cause des pauvres cochonneries auxquelles ils vont se livrer dans le noir, que parce qu’ils s’apprêtent malgré eux à perpétrer un mauvais coup, voilà pourquoi ils n’ont pas la conscience tranquille…

Etc., etc. Le péché ne serait donc pas dans l’acte lui-même mais dans sa conséquence reproductrice ? Et tout le monde le saurait sans vouloir le reconnaître ? La culpabilité, les sentiments d’angoisse, proviendraient de la transgression d’une injonction morale, certes, mais pas du tout celle qu’on croit ? Et par conséquent il n’y aurait pas d’acte plus élevé, plus moral, que celui consistant à s’abstenir de se prolonger ? D’où s’expliqueraient aussi les tentatives acharnées à travers les siècles pour essayer de prouver le contraire en pénalisant l’acte lui-même afin de resanctifier ses effets ?

Etc., etc.

Philippe Muray, Postérité, Grasset, pp. 407-408.

David Farreny, 6 déc. 2012
élu

Mais cela n’était possible qu’avec de la distance, et nous dilapidâmes cette distance si nécessaire, moi peut-être dans l’exubérance du réveil, et lui peut-être dans l’exubérance d’une découverte dont il n’avait pas osé rêver jusque-là. Mais peut-être était-ce aussi que je ne supportais pas, à la longue, de me croire élu. J’étais littéralement contraint à détruire l’image qu’il s’était faite de moi, aussi conforme qu’elle fût à mon intériorité la plus profonde. Je voulais sortir de son champ de vision. J’avais la nostalgie de la vie cachée que j’avais menée les seize années précédentes, dissimulé dans la lointaine cavité bleue de mon pupitre où personne ne pouvait avoir aucune opinion de moi, aussi haute qu’elle fût – et justement mieux et plus agréablement cachée que jamais, maintenant que quelqu’un m’avait de si près connu. Passer, au-delà d’un instant précis, pour un modèle ou même une merveille, et non pas aux yeux des autres, mais à ses propres yeux, c’est ce qui était insupportable ; j’étais emporté par le désir de disparaître dans les contradictions.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 33.

Cécile Carret, 3 août 2013

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