Les Arpèdres sont les hommes les plus durs et les plus intransigeants qui soient, obsédés de droiture, de droits et plus encore de devoirs. De traditions respectables, naturellement. Le tout sans horizon.
Têtes têtues de bien-pensants, poussant en maniaques les autres à s’amender, à avoir le cœur haut.
Quelle inondation de joie chez tous leurs voisins quand une guerre générale leur fut déclarée, guerre injuste entre toutes !
Henri Michaux, « Voyage en Grande Garabagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 44.
Vaisseaux des ports, steamers à l’ancre, j’ai compris
Le cri plaintif de vos sirènes dans les rades.
Sur votre proue et dans mes yeux il est écrit
Que l’ennui restera notre vieux camarade.
Vous le porterez loin sous de plus beaux soleils
Et vous le bercerez de l’équateur au pôle.
Il sera près de moi, toujours. Dès mon réveil,
Je sentirai peser sa main sur mon épaule.
Jean de La Ville de Mirmont, L’horizon chimérique, La Table Ronde, p. 22.
Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. Souvent il y a des rêves. Quelquefois il faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois il faut montrer les ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit. Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle manque ou ce qu’elle a perdu.
Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 50.
Je sens très fort sa fierté d’être entouré d’objets qui lui doivent leur existence, qu’il a directement ou indirectement produits par la force de ses bras ; et aussi son sentiment de sécurité vis-à-vis des coups durs : il s’en tirera toujours, parce qu’il peut faire n’importe quoi ; son sentiment de vivre dans une nature hostile et catastrophique qu’il faut et qu’il sait dompter, et son mépris des freluquets secrétaires qui ne peuvent vivre qu’au sommet d’une société matelassée et en ordre.
Jean-Paul Sartre, « jeudi 28 mars 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, pp. 617-618.
Que des bonnes questions, aucune réponse. Il faudrait que je m’astreigne à des mois — des années ! — de diète de lecture, que je trouve la force de me soustraire à la stérile intelligence des livres… pour que jaillissant de moi ou du ciel, de la terre ou du sang, ou même de nulle part, une étincelle annihile à jamais toute question et toute réponse.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 58.
Pas de milieu : ou on est seul, abandonné, ou on est aimé, c’est-à-dire traqué, isolé, enfermé.
Paul Morand, « 11 mars 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 460.
La naissance de Grégor se déroule ainsi dans cette obscurité bruyante jusqu’à ce qu’un éclair gigantesque, épais et ramifié, torve colonne d’air brûlé en forme d’arbre, de racines de cet arbre ou de serres de rapace, illumine son apparition puis le tonnerre couvre son premier cri pendant que la foudre incendie la forêt alentour. Tout s’y met à ce point que dans l’affolement général on ne profite pas de la vive lueur tétanisée de l’éclair, de son plein jour instantané pour consulter l’heure exacte – même si de toute façon, nourrissant de vieux différends, les pendules ne sont plus d’accord entre elles depuis longtemps.
Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 9.
Mes exacts contemporains me font l’effet de birbes décatis, j’observe leurs visages détruits en protégeant le mien d’une éventuelle contamination sous un masque fripé que je ne retire plus et dont les plis de plus en plus marqués me prouvent que j’ai raison de prendre ces précautions : voici donc comment se flétriraient mes joues fraîches si je les exposais à ces atmosphères et contacts délétères.
Mes sourcils sont restés noirs et bien plantés. Je m’en coiffe. Raie au milieu. Ma tête d’enfant.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 79.
Cet après-midi-là où je vis se dérouler le début de son histoire, devant les deux autres, il retomba dans ses pensées et se mit tout à coup à dire à la belle pharmacienne : « Pourquoi êtes-vous tellement bronzée ? Chez les anciens Égyptiens, seuls les hommes étaient bronzés, les femmes, elles, en revanche, se devaient d’être blanc albâtre ou blanc blême. D’ailleurs pourquoi la plupart des pharmaciens se baladent-ils de nos jours arborant constamment ce bronzage et surtout les pharmaciennes ?
— Mais vous êtes bronzé vous-même et basané comme un fellah.
— Chez moi c’est naturel, et cela vient aussi de passer du soleil à l’ombre plutôt que de rester comme vous enduites de crème allongées dans les cabines de bronzage sud-azur, où on vous affine le dosage des rayons selon le blanc de la blouse.
— Vous voilà bien revêche aujourd’hui ! Et vous vouliez naguère pourtant ériger une pyramide en mon honneur ! »
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 44.
Cet anarchiste espagnol fusillé en compagnie de prêtres et de fascistes et qui, entendant les prêtres crier « Viva el Cristo Rey » et les franquistes « Viva Franco », était ennuyé de ne trouver à crier sous les balles que « Vive la Sécurité sociale ».
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 106.
Ce ne serait pas la première fois que j’observe combien le souvenir qui s’éloigne devient perméable à une fiction littéraire, quand elle est restée à l’esprit présente et forte, au point d’accepter, si cette fiction s’adapte par hasard à un espace usé de la mémoire qui montre la corde, de se laisser rapiécer par elle sans façons.
Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 8.
Avec l’arrivée dans le roman de tous ceux qui écrivaient autrefois de « difficiles » essais, des poèmes épineux, d’opaques analyses, un grand dévoilement s’opère, une sorte d’apocalypse. On voit enfin ce qu’ils avaient dans le ventre. Rien que ça ! Ces banalités. Ces trois ou quatre vulgarités. Et c’est eux qui les révèlent ! Et personne ne les y obligeait ! Personne.
Philippe Muray, « 1er septembre 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 155.