Les Bures arrivés à l’âge adulte n’ont plus que peu de dents bonnes. La gabèdre en est cause. Cette larve active se loge volontiers dans la racine d’une dent, l’insensibilise, la creuse, et d’une dent saine en deux mois fait une morte.
L’homme ne s’inquiète pas, confiant dans l’aspect habituel de sa bouche. Cependant ses dents sont mortes.
Henri Michaux, « En marge d’Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 136.
Qu’est-ce qu’habiter « naturellement », cela dit ? Il y a là sans doute une contradiction dans les termes.
Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 250.
Vivre reste une affaire dont les moyens mangent la fin.
Pierre Bergounioux, « Vie domestique », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 45.
Colline et arbres fruitiers, et puis, là-bas vers le haut, sous les pommiers, trois épaves de voiture dont une brûlée, que quelqu’un garde.
François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 35.
L’homme est un être à freins. S’il en lâche un, il crie sa liberté (le pauvre !), cependant qu’il en tient cent autres bien en place.
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 133.
D’ailleurs, je me fais autant refouler des deux côtés. Par les figures glabres, parce que je n’admire pas assez leurs trésors ; par les gueules de christ, parce que je ne communie pas. Repas dans les familles ou bouffe avec les mecs, on me dépiste. Je m’interdis habituellement tout mot, tout geste qui laisserait apercevoir quel dégoût et quelle désolation je suis en train d’éprouver, mais on me juge plutôt sur ma tiédeur. Comme dans une séance de table tournante, la présence d’un sceptique ruine le cercle parfait. On découvre le coupable, on l’attaque, on l’invite une dernière fois à obéir, à approuver, à démontrer qu’il ressemble aux autres, qu’il est de la tribu. Mais je ne sais pas m’y prendre.
Par exception, cela tourne mal. Les mecs, surtout peuvent devenir très hargneux, très offensifs quand on suspecte leur religion ou leur sainteté. Je ne réagis pas ; mais si on m’ennuie trop, je ne peux répliquer que physiquement. Mes colères sont très rares, très brutales. Je risque d’attraper le con, secouer, gifler, cogner. C’est ennuyeux, je ne suis pas fier après. Mais on ne peut pas se contenter de paroles, elles sont pourries jusqu’au dernier mot chez ces génies du mensonge à soi-même. Mon corps transcrit en une langue surprenante pour des non-violents ce qu’ils étaient, disaient, faisaient réellement. Il paraît qu’il faudrait plutôt digérer : je ne suis pas sociable à ce point, dès que ça fait trop mal et que ça pue trop fort, je le renvoie d’où ça vient – sans l’emballage évangélique.
Tony Duvert, Journal d’un innocent, Minuit, p. 52.
Comme à ce roi laconien
Près de sa dernière heure,
D’une source à l’ombre, et qui pleure,
Fauste, il me souvient ;
De la nymphe limpide et noire
Qui frémissait tout bas
— Avec mon cœur — quand tu courbas
Tes hanches, pour y boire.
Paul-Jean Toulet, Les contrerimes, Gallimard, p. 55.
Il est seul, debout. Le seul qui soit encore debout. Ça le change un peu. D’habitude on le range plus volontiers dans la catégorie des types à genoux.
Il est encore un peu essoufflé, un peu intimidé. Il ne regarde personne. Il sent encore sur lui comme des regards qui traînent.
Il est le type qui est monté au dernier moment. Le type qui a gêné la fermeture des portes. Malgré le signal sonore. C’est interdit. Et dangereux. Parce qu’interdit. Parce que dangereux.
Des regards de mépris, de reproche, peut-être même un peu de pitié. Rien de tout ça certainement mais en tout cas, lui, c’est ce qu’il sent. Et comme il en a plus qu’assez, d’être là, au milieu des jambes, sous les regards, il décide d’aller d’adosser.
Il y va. Il y est.
Il pose son sac entre ses pieds et s’adosse à la porte.
Puis il ose un regard. Puis un autre.
Plus personne ne fait attention à lui.
Le regretterait-il ?
Non. Mais tout à l’heure on faisait attention à lui et maintenant on ne fait plus attention à lui.
Ça peut faire mal.
Mal pour un bien puisque maintenant il peut regarder où il veut.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 50.
On applaudit quand ça s’arrête.
Éric Chevillard, « dimanche 8 novembre 2015 », L’autofictif. 🔗
Nous sommes sortis du temps infini de la lecture individuelle. Écrire dans sa propre langue, c’est d’ores et déjà se condamner, comme pour les sciences, à n’être presque pas lu ; c’est accepter la disparition de l’écrivain au sein de l’épuisement de la littérature. Rien de bien neuf, donc, sauf cet épuisement qui fait que les grands récits et les grandes métaphores sont en train d’émigrer vers d’autres supports dans lesquels la langue n’est qu’un élément parmi d’autres, désacralisé, instrumental, véhiculaire. Sur ce plan-là, écrire revient à entériner la mort des langues, à entrer dans la nuit pour y chanter comme un enfant dans le noir.
Richard Millet, « 6 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.