Quand un homme s’est mis en alexandrins il a beaucoup de peine à rentrer dans le civil.
Henri Michaux, « Qui je fus », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 100.
Ils prient et bientôt roulent à terre possédés par la déesse Kali ou quelque autre. Ces fidèles sont des gens de bonne volonté à qui l’on a appris telle ou telle pratique et qui, comme la plupart des gens occupés de religion, arrivés à un certain niveau, pataugent et jamais ne vont au-delà.
Henri Michaux, « Un barbare en Asie », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 291.
Tardivement, les platanes du boulevard MacDonald ont perdu toutes leurs feuilles, lesquelles se sont amoncelées ici et là en couches épaisses : ainsi le long de la grille qui sépare le trottoir nord du boulevard des voies de la gare de l’Est, près de l’entrée de la déchetterie, autour de cet objet couché de travers sur le bitume, grossièrement cylindrique, de couleur grise, de texture granuleuse, tel un pied d’éléphant au terme d’un long séjour dans le permafrost.
Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 194.
Autrefois, j’avais le désir d’expliquer, d’analyser, de faire émerger la vérité à tout prix. Plus rien de ce désir ne subsiste en moi. Je parle moins, et j’ai désormais un nouveau poste d’observation : le silence. C’est le meilleur des maîtres, et j’ai élaboré avec lui une stratégie qui sied aux rapports humains. Je suis capable de me taire une semaine entière. Les gens en déduisent que je suis mélancolique ou impassible. Ils se trompent. Je me tiens loin d’eux, c’est tout. Grâce au silence je prends le large. Pensif, je parcours les années et les lieux. Seul un silence prolongé étanche cette soif de contemplation. C’est mon alcool. Je bois sans répit et demeure assoiffé. Pour être honnête, il m’arrive d’être submergé par mes vieilles pulsions bavardes, par l’envie de convaincre, mais je n’y cède pas.
Aharon Appelfeld, Et la fureur ne s’est pas encore tue, L’Olivier, p. 7.
Je me sentais devenir enragé, car oui, vraiment, ce que je supportais le plus mal dans la vie, c’était l’absence d’harmonie, ces cris, cette vulgarité, comme si l’on se promenait éternellement dans une fête foraine, et au bout du compte, rien qu’un désaccord profond, une envie folle de se boucher les oreilles pour ne pas entendre ses propres hurlements.
Jean-Pierre Martinet, Jérôme, Finitude, p. 19.
La chasteté subie, je la mesure dans le passage des jours et des nuits, le soir au moment de fermer les volets, en un geste un peu maniaque, pour aller me coucher seul. La banalité du geste est comme la fermeture d’une geôle, celle de la solitude, de la nuit où je serai reclus, incarcéré dans un temps qui s’écoule et s’épuise, certes pas inemployé, mais privé de l’amour comme rencontre de ce qui est étranger, mise à nu, risque où l’on s’éprouve réel et lié au réel.
Pas fait l’amour depuis lundi matin, depuis jeudi soir, depuis trois mois (sauf le soir où j’ai un peu touché L.), depuis à peu près deux ans (la dernière fois c’était avec S. avant qu’elle ne tombe malade, donc c’était en… je ne sais plus au juste).
La chasteté sait alors vous entraîner dans son orbe, son humeur, dans sa régularité partiellement confortable : elle devient la règle et l’habitude, la norme. C’est en elle qu’on vit. Les événements, ceux qui animent la vie, sont tout sauf d’ordre sexuel.
Cette tranquillité dans laquelle on se coule est la conséquence d’un renoncement qui écarte les tourments du désir et des fantasmes. […]
Pendant de longs moments, durant des jours, avant que l’occasion d’une pensée ou d’une chose vue ne ravive désir ou regret, on habite la plénitude du temps libéré de ce souci, comme cela arrive au fumeur désintoxiqué.
Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 69.
Voici un cerisier sur leur chemin et ses mille têtes réduites d’apoplectiques suspendues aux branches par leur dernier cheveu, le sang presque noir déjà affleurant et comme pulsant sous le fin tégument de leur peau tendue, luisante, et qui semblent appeler la dent du carnassier plus que le bec du sansonnet.
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 70.
La mort est claire dans le ruisseau
et sauvage dans la lune
et claire
comme le soir venu l’étoile frémit
étrangère devant ma porte
la mort est claire
comme le miel en août
aussi claire est cette mort
et elle m’est fidèle
quand arrive l’hiver
oh Seigneur
envoie-moi une mort
que j’aie froid
et que la langue me vienne dans la mer
et près du feu
Seigneur
La mort dans la nuit attaque le tronc d’arbre
et le sommeil de quelques merles
dans les obscurités.
Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, La Différence, p. 63.
Nombre de librairies, dans l’espoir de survivre à la crise, ouvrent un rayon papeterie, stratégie suicidaire, me semble-t-il, puisque tous ces carnets, ces cahiers et ces rames de feuilles leur reviendront bientôt sous la forme de livres invendables.
Éric Chevillard, « lundi 7 juillet 2014 », L’autofictif. 🔗
Comment se sentir en sécurité alors que le suicide est toujours possible ?
Éric Chevillard, « jeudi 4 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗