Plus tard nous est venue cette susceptibilité d’épiderme qui rend blessantes la pierre, l’avoine et la pluie et dont l’esprit, l’âme, la chose pensante — peu importe le nom — pourrait n’être après tout que l’exaspération hypostasiée.
Pierre Bergounioux, Points cardinaux, Fata Morgana, p. 40.
Le sortilège qui rend peureuse la lampe, sournois les chaises et le lait, hostiles les tentures, on en subit encore l’emprise après avoir quitté la maison. La rue est différente, les façades, entre lesquelles les phares de la voiture tâtonnent, aussi feintes que les panneaux de toile peinte qui cherchent à nous faire croire, au théâtre, que la scène se passe en ville, la nuit alors que c’est l’inverse. Les murs fantomatiques, les fleurs noires des jardins, les statues de bronze, les allées désertes exhibent, sans fard, leur véritable visage, proclament, sans phrases, qu’ils sont autres, insoucieux de nos agissements, sourds à nos répliques, tels que nous les verrions après avoir joué notre partie, avec nos âmes absentées, nos yeux vides. C’est à huit ans, avant l’aurore, que j’ai découvert le néant qui marche sans bruit sur nos pas, enlève nos traces, et je ne l’ai jamais plus oublié depuis.
Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, pp. 42-43.
Le tourisme se détruit lui-même. C’est là la règle générale.
Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 32.
Impressions de voyage. Le ciel, qui était gris, hivernal, sur Besançon, s’est éclairci en chemin. Il faisait clair, sur Paris. De là des sensations changeantes, tristes aussi longtemps que nous avons roulé sous la grisaille, par les faubourgs vieillots de Dole, de Dijon, cernés de boqueteaux, de friches, trompeuses lorsque la taie du ciel s’est défaite et qu’il m’a semblé, avec le soleil bas, que c’était le soir alors que la journée venait de commencer. Là-dessus, la stridulation acide, comme d’une guitare électrique, des roues, deux ou trois accords qui s’amplifiaient lorsque quelqu’un ouvrait les portes coulissantes en verre. Par instants, il me semblait déceler le fil d’une mélodie puis les portes se refermaient et c’est en sourdine que l’invisible guitariste poursuivait.
Pierre Bergounioux, « vendredi 23 novembre 2001 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 158.
Dans le bus, un soldat tenait soigneusement sur ses genoux une grande vitre (pour une voiture probablement) et tout le monde se moquait de lui parce que, ayant souci de cette chose délicate, il n’avait plus l’air d’un soldat.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 124.
Les crochets aux volets de fenêtres ne se contentaient plus de pendre, ils indiquaient des directions.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 44.
Pour manger frais ton pain rassis, fais un petit effort de mémoire.
Éric Chevillard, « mercredi 17 décembre 2014 », L’autofictif. 🔗
Il existe donc des gens qui veulent être clonés ? Probablement. Mais connaissons-nous quelqu’un que nous jugeons impératif de cloner ?
Iñaki Uriarte, Bâiller devant Dieu, Séguier, p. 161.
Je n’ose imaginer ce qui me serait arrivé si je n’avais pas été là pour prendre la fuite !
Éric Chevillard, « jeudi 13 juin 2019 », L’autofictif. 🔗
Je ne lutte pas contre le monde, je lutte contre une force plus grande, contre ma fatigue du monde.
Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 967.
Voilà pourquoi ils furent plus indulgents à l’égard d’un Sartre qui, interrogé par Michel Contat à propos de son stalinisme pro-soviétique puis prochinois, déclara qu’il n’avait, au fond, rien fait d’autre que se tromper – même si l’actualité du communisme dont il était le témoin, à chaque procès truqué, à chaque massacre de masse, à chaque purge, à chaque déportation, lui aurait permis de se ressaisir. Son idéal étant moralement juste, seuls les faits, têtus, idiots, s’obstinaient à avoir tort ; par conséquent, il avait eu raison de se tromper.
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 23-24.