unanime

L’aventure s’est délayée dans l’ennui. Voilà des semaines que la même savane austère se déroule sous mes yeux, si aride que les plantes vivantes sont peu discernables des fanes subsistant çà et là d’un campement abandonné. Les traces noircies des feux de brousse paraissent l’aboutissement naturel de cette marche unanime vers la calcination.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 381.

David Farreny, 29 nov. 2003
délasser

Fade matinée. Je dépêche les paquets de copies qui s’accumulaient. Jean vient couler un œil sur la besogne. Il en conçoit une haute idée parce que je suis en train de juger ses semblables. La corvée expédiée, je passe à la dernière livraison des Actes de la recherche, lis l’article de L. Pinto sur l’enseignement de la philosophie puis, pour me délasser de cette analyse rigoureuse, un peu austère, la Géologie des gîtes minéraux de Raguin.

Pierre Bergounioux, « mercredi 8 juin 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 212.

David Farreny, 14 mars 2006
enfance

Une aube pâle suintait par les stores entrouverts, et moi, en traçant ainsi le bilan de mon existence, je rougissais et je poussais, dans les draps, des ricanements indécents, mais, j’éclatai soudain d’un rire animal, mécanique, un rire de pieds, comme si on m’avait chatouillé les talons et comme si ce n’était pas mon visage mais ma jambe qui riait. Il fallait en finir au plus vite, rompre avec l’enfance, prendre une décision et recommencer à zéro, il fallait faire quelque chose !

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 21.

Cécile Carret, 23 avr. 2007
sublimé

D’ailleurs, si l’on était rendu instantanément à soi en vérité, qu’il faille éprouver tout d’un coup la douleur que c’est, on n’y survivrait pas. On serait désintégré, sublimé.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 100.

Élisabeth Mazeron, 16 juin 2010
lyophilisée

À ce moment, Nayadja Aghatourane m’interpella. Comme elle avait fêté son bicentenaire seulement vingt-sept ans auparavant, c’était la plus jeune des tireuses d’élite.

— Resurgir plus tard dans leurs rêves, étais-je en train de dire.

Elle se redressa, elle décroquevilla sous la lune sa forme jusque-là blottie dans les touffes de ginseng et de boudargane. Je vis émerger en haut d’un monticule son misérable manteau de marmotte, dont, à contre-obscurité, il n’était guère possible de détailler les nombreux rapiéçages et les enjolivures vermillon et les slogans magiques en ouïgour, et j’aperçus sa tête minuscule, comme lyophilisée par la vieillesse, cette petite masse de cuir granuleux et chauve dont la partie inférieure reflétait les étoiles quand des mots s’en échappaient, car elle était renforcée par un dentier de fer.

Une affection spéciale me liait à Nayadja Aghatourane. Je n’avais pas oublié que, lors de ma gestation dans la maison de retraite, quand j’étais caché, imparfaitement conçu, sous le lit de telle ou telle des vieilles comploteuses, elle avait été l’unique grand-mère de la bande à songer qu’il fallait répéter en ma direction des contes pour enfants plutôt que seulement les classiques du marxisme.

— Scheidmann, cria-t-elle, qu’est-ce que c’est que ces narrats étranges avec quoi tu nous embobines ? Pourquoi étranges ?… Pourquoi sont-ils étranges ?

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 95.

Cécile Carret, 11 sept. 2010
protéger

Soit, se protéger contre de telles invitations n’est pas difficile. Et pourtant je ne sais pas si j’en serai capable, car ce n’est pas aussi facile que je l’imagine quand je suis encore seul et libre de tout faire, libre de rebrousser chemin si je veux ; car je n’aurai personne là-bas à qui rendre visite quand j’en aurai envie, personne avec qui je pourrai faire des excursions plus importunes encore, qui me montrera là l’état de son blé ou une carrière qu’il fait exploiter. Car on n’est même pas sûr de ses vieux amis.

Franz Kafka, « Préparatifs de noce à la campagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 89-90.

David Farreny, 19 nov. 2011
travail

La réponse est peut-être dans l’emblème du Kampuchea démocratique : deux rails de chemin de fer traversent des rizières, symétriques comme des parcelles de ciment. Une usine ferme l’horizon, avec ses toits en crémaillère et ses cheminées. Nulle échappée possible. En fait, les rails n’en sont pas, même s’il est impossible de ne pas y penser. Ce sont deux murets qui mènent à une digue. Et cette perspective vers l’usine est un canal d’irrigation, guidé vers un barrage. Le Kampuchea démocratique, c’est l’irrigation et l’usine : les paysans et les ouvriers.

Bien sûr, il s’agit d’un emblème de combat, un signe noir et volontaire, dans la tradition des affiches soviétiques. Tout commence par le travail et rien ne vaut que par lui. Aucun être. Aucun visage. Aucune joie. Même les tresses de blé sont des lauriers inquiétants.

Je suis frappé par une évidence : les lignes droites ne disent pas : Nous rêvons d’atteindre cet horizon. C’est notre grand soir. Elles disent : Il n’y a qu’une voie, il n’y a qu’une destination : c’est un bâtiment industriel dont s’échappe la fumée. Comment ne pas penser à l’enfermement et à la destruction ? Pour moi, ce sceau signifie : il faudra sarcler, piquer, repiquer, tremper, sécher, battre, forger, usiner, fondre bien des hommes pour que ce monde advienne.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 104.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
corrélations

Un rêve bref, au cours d’un sommeil bref et crispé auquel je m’accrochais convulsivement dans un bonheur immense. Un rêve aux ramifications multiples contenant mille corrélations qui, d’un seul coup, s’éclairaient en même temps. Ce qui m’en est resté est à peine le souvenir du sentiment qui formait le fond.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 513.

David Farreny, 9 nov. 2012
émerillonné

De courir derrière son petit frère, à cause des parents, ça l’avait rendue méchante. Au début elle avait été éperdument essoufflée.

– Viens là, viens tout de suite !

Il courait devant, l’œil rond et la fossette creusée, tout émerillonné, avec la jouissance sadique des évasions enfantines.

À la fin elle était devenue la chef. À force. Parce qu’il avait bien voulu ; c’est comme ça grandir, au bout d’un moment comme une viande attendrie on veut bien faire ce qu’on nous demande.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 91.

Cécile Carret, 23 sept. 2013

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