Création

Nous sommes plongés dans l’aventure de la Création, exploit des plus redoutables, sans « fins morales », et peut-être sans signification ; et quoique l’idée et l’initiative en reviennent à Dieu, nous ne saurions lui en vouloir, tant est grand à nos yeux son prestige de premier coupable. En faisant de nous ses complices, il nous associa à cet immense mouvement de solidarité dans le mal, qui soutient et affermit la confusion universelle.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 28.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
reflets

J’ai fait d’autres rêves. Il m’a semblé que je pourrais les atteindre, les tirer au jour si je me dépêchais, dans le demi-sommeil qui précède le réveil. On est alors comme un plongeur qui a quitté les grands fonds peuplés de visions mais n’a pas encore crevé la surface dont les reflets empêchent de deviner l’univers submergé, onirique. Je n’ai pas réagi assez vite. À deux ou trois reprises, dans la journée, il me semblera que je suis sur le point de saisir une bribe avec quoi, en tirant, je pourrai faire venir le Béhémot. Mais elle m’échappe et l’eau se referme.

Pierre Bergounioux, « jeudi 29 janvier 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 25.

David Farreny, 11 mars 2006
exprès

Mais voilà. On a un peu l’impression que les hommes le font exprès. Font exprès, et depuis des siècles, d’être malheureux — ou le contraire — pour des raisons qui ne tiennent pas. Et que c’est tant mieux si elles ne tiennent pas. Un peu l’impression qu’ils s’emmènent en bateau parce que, tout compte fait, le jeu ne vaut pas la chandelle. Quel compte, quel jeu, quelle chandelle, c’est ce qu’ils ne disent pas ; qu’ils reculent devant l’évidence de la devinette, pour mieux passer le temps.

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, pp. 242-243.

David Farreny, 4 mars 2008
vécues

Tu préférais le premier rêve, mais le plaisir que tu avais éprouvé à faire l’un et le malaise dans lequel t’avait plongé l’autre ne changeaient rien à l’agrément de se les remémorer. Rêve ou cauchemar, qu’importait, si tu pouvais éprouver le trouble de revivre éveillé le souvenir de choses vécues dans le sommeil.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 95.

Cécile Carret, 22 mars 2008
blatéra

Un cyclone atypique.

C’était difficile à expliquer sans utiliser de termes.

Un cyclone, disons.

Ce qu’on avait pu observer, c’était des sortes de prémices.

À côté, le cyclone aurait une puissance, comment donner un ordre d’idée ?

Olaf le savait, on n’était pas dans une zone à cyclone. Bien. Mais là.

Bref, un cyclone.

Maintenant, dans combien de jours ? Combien de semaines ?

Un cyclone se déplace à la vitesse de.

Le plus souvent, du moins, parce que celui-ci.

La météo sur les dents, suivre ça sur les écrans, calculer la trajectoire.

Ne rien dire tant qu’on n’est pas sûr. Rien n’est prévu pour les cyclones sous nos latitudes.

Il se leva, tourna dans le peu d’espace libre, mains dans les poches, sourire. Il va falloir arrimer, prévint-il. Tout arrimer, nous avons vécu trop longtemps dans l’idée que l’air était calme. L’air n’est pas calme. Nous autres, météorologues, nous avons cette connaissance du désordre de l’air. Les nuages sont loin, n’est-ce pas, les nuages ne sont pas là, le soleil non plus, la lune non plus. Et pourtant, quelquefois.

Il sourit avec admiration.

Quelquefois, cyclone.

Il attrapa un éléphanteau luisant. J’ai déjà vu un ou deux cyclones, dans ma vie, à l’époque où je voyageais. Mon père aussi voyageait beaucoup. Ce petit objet vient de là-bas, et cet autre, et toute cette collection sur l’étagère. Mes parents nous ont fait beaucoup de cadeaux. Ils rentraient de voyage, ils ouvraient le coffre, ils disaient devinez ce qu’on rapporte. Et hop, hop, les cadeaux. Ça finit par s’entasser.

Il blatéra de rire.

La gueule, hoqueta-t-il, la gueule de mon chef quand je suis entré dans son bureau en disant cyclone. Mon chef est à trois mois de la retraite. J’entre dans le bureau, je sors le schéma, je lui mets ça sous le nez, je dis cyclone. La gueule ! La gueule !

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre, Quespire, p. 96.

Cécile Carret, 27 août 2009
fête

De Neptune voici la fête ;

Célébrons-la, chère Lydé :

Venez sabler en tête à tête

Le meilleur vin que vous ayez gardé.

Humanisez un peu votre sagesse austère.

Vous voyez le soleil au haut de sa carrière,

Et, comme s’il devait y retenir son char,

Vous différez encor de tirer le nectar

Qu’au fond de vos celliers renferma votre père.

Nous chanterons le Dieu de l’onde amère,

La Néréïde et ses cheveux

Que couvre une mousse légère ;

Votre luth d’Apollon célèbrera la mère,

Et Diane aux traits dangereux.

Puis nous invoquerons la reine de Cythère,

Que traîne le cygne amoureux ;

Et la nuit propice au mystère,

La nuit sombre, à son tour aura part à nos vœux.

Horace, « À Lydé », Œuvres complètes (1), Janet et Cotelle, p. 227.

David Farreny, 20 déc. 2009
transition

Comme les hommes, les choses meurent et leur mort, comme la nôtre, nous échappe. Dans le premier cas, le tableau de la corruption est si peu tolérable aux vivants qu’ils confient la dépouille à la terre, à ses sombres mystères, marquant d’un signe conventionnel, pierre, croix, croissant ou poteau funéraire, l’emplacement où la chair redevient poussière. Les artistes ont abondamment représenté le stade ultime, danses macabres et crânes des vanités, mais non pas la transition.

Pierre Bergounioux, « Friches », Les restes du monde, Fata Morgana, p. 39.

David Farreny, 13 mai 2010
nitre

Il commençait à faire froid. Parfois, tandis que le jour déclinait, on voyait des flocons grisâtres sortir de terre et déraper en silence à hauteur d’homme, puis disparaître. La maisonnette du régleur de larmes avait l’aspect d’une ruine incendiée depuis des siècles, mais, comme la terre avait été longtemps étrillée par des orages de défoliant et de gaz, la végétation n’avait pas envahi l’endroit. Les ronces étaient chétives, les mûres qui noircissaient parmi les épines avaient goût de nitre. Disons que c’étaient les derniers fruits de l’automne et n’en parlons plus.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 217.

Cécile Carret, 9 oct. 2010
réalité

— Chut, dit Esti, désignant du menton la porte barrée par une armoire.

Derrière celle-ci habitaient les maîtresses de céans, deux dames d’un certain âge, les locataires : ennemies des sous-locataires et de la littérature.

Tous deux s’assombrirent. Ils regardèrent l’armoire et y virent la réalité, qui toujours les désemparait.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 90.

Cécile Carret, 28 août 2012
redisposer

Et le pharmacien, à nouveau perdu dans ses pensées, grimpa sur la table de son laboratoire, se retroussa les manches et se mit à se soulever sur la pointe des pieds ; un simple changement d’angle de vue, et qu’on ne voit que si on le connaît, suffit donc parfois à donner aux choses une autre tournure et à en redisposer l’ordre.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 48.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
plongé

Folle image que celle d’un jeune homme de vingt ans appuyé de longs après-midi, à l’étranger, au mur d’une cabane perdue dans les champs, plongé dans un dictionnaire, dans une seule page ou même dans un seul mot, levant ensuite les yeux, secouant la tête, riant, tambourinant des talons sur le sol, applaudissant (à faire déguerpir les sauterelles et s’ébrouer les papillons), sautant aussi de temps à autre sur deux pieds pour tracer en courant un cercle sous la pluie.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 151.

Cécile Carret, 11 sept. 2013
rentrée

Pour ceux qui sont restés, évidemment, la rentrée est moins spectaculaire. Moins spectaculaire que le retour d’Afrique des hirondelles au ventre blanc est la lente rétraction sous l’écaille d’une tête de tortue et de ses quatre pattes torves. Mais enfin, même dans le cas de celle-ci, comme on le voit, il est toujours possible de réintégrer davantage son chez-soi (la chambre du fond).

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 31.

Cécile Carret, 4 fév. 2014
trottinette

Que fait ce galopin sur une trottinette ?

Éric Chevillard, « vendredi 15 janvier 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 7 mars 2016

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