tel

Tardivement, les platanes du boulevard MacDonald ont perdu toutes leurs feuilles, lesquelles se sont amoncelées ici et là en couches épaisses : ainsi le long de la grille qui sépare le trottoir nord du boulevard des voies de la gare de l’Est, près de l’entrée de la déchetterie, autour de cet objet couché de travers sur le bitume, grossièrement cylindrique, de couleur grise, de texture granuleuse, tel un pied d’éléphant au terme d’un long séjour dans le permafrost.

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 194.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
Humanité

Je suis né en un temps où la majorité des jeunes gens avait perdu la foi en Dieu, pour la même raison que leurs ancêtres la possédaient — sans savoir pourquoi. Et comme l’esprit humain tend tout naturellement à critiquer, parce qu’il sent au lieu de penser, la majorité de ces jeunes gens choisit alors l’Humanité comme succédané de Dieu. J’appartiens néanmoins à cette espèce d’hommes qui restent toujours en marge du milieu auquel ils appartiennent, et qui ne voient pas seulement la multitude dont ils font partie, mais également les grands espaces qui existent à côté. C’est pourquoi je n’abandonnai pas Dieu aussi totalement qu’ils le firent, mais n’admis jamais non plus l’idée d’Humanité. Je considérai que Dieu, tout en étant improbable, pouvait exister ; qu’il pouvait donc se faire qu’on doive l’adorer ; quant à l’Humanité, simple concept biologique ne signifiant rien d’autre que l’espèce animale humaine, elle n’était pas plus digne d’adoration que n’importe quelle autre espèce animale. Ce culte de l’Humanité, avec ses rites de Liberté et d’Égalité, m’a toujours paru une reviviscence des cultes antiques, où les animaux étaient tenus pour des dieux, et où les dieux avaient des têtes d’animaux.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 38.

Guillaume Colnot, 16 mai 2002
endommagé

Ainsi parle Iñigo. Don Rui tire sa lame

Et lui fend la cervelle en deux jusques à l’âme.

L’autre s’abat à la renverse, éclaboussant

Sa mule et le chemin des flaques de son sang.

Et chacun s’émerveille, et crie, et s’évertue :

— Holà ! — Jésus ! — Tombons sur l’homme ! Alerte ! Tue !

— Haut les dagues ! — Par Dieu ! Toque et crâne, du coup,

Sont fendues jusques aux dents. — En avant, sus au loup !

— Saint Jacques ! dit le Roi tout surpris, cette épée,

Si lourd que soit le poing, est rudement trempée.

Mais ceci m’est fâcheux, et j’en suis affligé.

Don Iñigo, ce semble, est fort endommagé ;

Il gît, blême et muet, et sans doute il expire.

Leconte de Lisle, « L’accident de Don Iñigo », Poèmes barbares, Gallimard, p. 244.

Hubert Troupel, 29 août 2002
sanglier

Sur le pourtour de la salle, derrière un parapet, les box des entreprises de manutention étaient encore surmontés, pour certains, du nom de ces dernières. Autrement, toute la surface disponible, au moins jusqu’à hauteur d’homme, était recouverte de graffs ou de tags appliqués soit par de véritables squatters, s’il s’en était trouvé pour habiter durablement cette carcasse, soit par des usagers occasionnels, festifs à des degrés divers. À l’instar des chiottes pulvérisées du rez-de-chaussée, c’étaient surtout les bureaux, à l’étage, qui avaient eu à souffrir du vandalisme, dans la mesure où la salle elle-même, vide, toute de béton brut et de dalles inamovibles, n’offrait guère de prise à des déprédations. Disposés sur trois côtés de la salle, ces bureaux avaient été non seulement pillés, ce qui est la moindre des choses, mais saccagés avec une telle frénésie que leurs portes de communication, au lieu d’être simplement enfoncées et poussées de côté, étaient pour la plupart percées dans leur partie inférieure d’ouvertures irrégulières, aux bords déchiquetés, telles qu’auraient pu en causer un projectile antichar ou peut-être un sanglier de dimensions prodigieuses.

Jean Rolin, Terminal frigo, P.O.L., pp. 88-89.

David Farreny, 5 mars 2006
institutrice

Dans le temps, fleur aveugle,

tu t’accrois en nous, avec

le don du silence, avec tout ce qui excède

Nos paroles et qui en elles t’appartient,

ô Mort, sœur difficile !, ô institutrice !

chienne mentale !

Lionel Ray, Syllabes de sable, Gallimard, p. 255.

David Farreny, 27 août 2006
perception

Dès ce moment la grande affaire pour moi fut d’aimer et d’être aimé. Surtout d’être aimé. Je ne comprenais pas comment ce sentiment, qui me semblait à si vil prix dans mon enfance, était devenu si rare et si précieux. Je me répétais avec mélancolie la prophétie de Mme Lebrun : « À vingt ans toutes les femmes seront folles de lui. » J’espérais un peu qu’à vingt ans les choses changeraient. Mais, en attendant, le temps passait et je me pénétrais de plus en plus profondément du sentiment de ma laideur. En même temps, le rêve de discours séducteurs, dont on ne me donnait d’ailleurs pas l’occasion, se précisait et s’approfondissait. Il se serait agi de « présenter » le monde à une femme, de décortiquer pour elle les sens les plus enveloppés des paysages ou des instants, de lui donner une besogne toute mâchée, de me substituer partout à elle et toujours, à sa pensée, à sa perception et de lui présenter des objets déjà élaborés, déjà perçus, bref, de faire l’enchanteur, d’être toujours celui dont la présence fait que les arbres seront plus arbres, les maisons davantage maisons, que le monde existera soudain davantage. J’en étais alors bien incapable. Mais je note ce désir parce que c’était une fois de plus réaliser l’accord de l’art et de l’amour. Écrire, c’était saisir le sens des choses et le rendre au mieux. Et séduire, c’était la même chose, tout uniment. Et puis, je vois avec stupeur la profondeur d’impérialisme qu’il y avait là-dedans. Car enfin, qu’on y songe, il ne s’agissait rien moins que de percevoir à la place d’une femme, de penser à sa place, de lui voler ses pensées pour y substituer les miennes. Ainsi mes pensées, subies par une conscience enchantée, fussent devenues des enchantements à mes propres yeux, eussent acquis tout juste le relief et le recul nécessaires pour que je puisse m’en charmer.

Jean-Paul Sartre, « mercredi 28 février 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 508.

David Farreny, 26 déc. 2006
palais

Et la résolution de me taire durant le reste du trajet ; seul comme un petit chat dans une lessiveuse au couvercle fermé. Mais elle me délivra elle-même, lorsque son regard tomba par hasard sur la fenêtre : « Un vrai palais de fées ! ». À cette heure, cinq heures et demie du matin, la fabrique était déjà entièrement illuminée, sa façade scrutait la nuit d’hiver avec une centaine d’yeux, et je me demandais – me demandais : fallait être prudent ! – ce qui pouvait bien se passer dans une tête qui à la vue d’une fabrique de textiles laisse échapper l’expression “Palais de fées”.

Arno Schmidt, « Nuit roulante », Histoires, Tristram, p. 147.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
tendance

Entre la mémoire aux aguets et le culte des exceptions, allez vous y retrouver pour être, à tout coup, tendance ! Un jour vigilant, le lendemain politiquement incorrect, passant sans crier gare de l’antifascisme ombrageux au dandysme dédaigneux, le pouvoir spirituel de notre temps semble décidément bien frivole et versatile. il y a pourtant une continuité dans cette inconséquence : celle du Tribunal qu’il incarne et des procès qu’il ne cesse d’intenter en s’abreuvant à ces deux sources intarissables de la persécution : l’amour de l’humanité et le mépris des gens.

Alain Finkielkraut, « Tendance », L’imparfait du présent, Gallimard, pp. 262-263.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
cela

Je me tus. Une sauterelle venait de bondir sur une de mes jambes. Les épreuves avaient métamorphosé mon corps. Les maladies nerveuses provoquaient une multiplication de lambeaux de peau parasites. Partout grossissaient sur moi de vastes écailles ligneuses et des excroissances. La sauterelle accrochait à cela ses pattes.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 94.

Cécile Carret, 10 sept. 2010
pourquoi

Les étoiles, elles aussi, sont des corps lumineux par eux-mêmes, qui ont pour existence seulement l’abstraction physique de la lumière ; la matière abstraite a précisément cette abstraite identité de la lumière pour existence. C’est là cette réalité punctiforme des étoiles, qui consiste, pour elles, à en rester à cette abstraction ; ce n’est pas dignité, mais indigence, que de ne pas passer au concret ; c’est pourquoi il est absurde d’avoir plus de considération pour les étoiles que pour, par exemple, les plantes. Le Soleil n’est pas encore du concret. La piété veut transporter des hommes, des animaux, des plantes sur le Soleil et sur la Lune ; mais seule la planète peut porter de tels êtres. Des natures qui sont allées dans elles-mêmes, de telles figures concrètes qui se conservent pour elles-mêmes face à l’universel, il n’y en a pas encore sur le Soleil ; dans les étoiles, dans le Soleil, il n’y a de présente que de la matière lumineuse. Le lien du Soleil en tant que moment du système solaire et du Soleil en tant que lumineux par lui-même, c’est qu’il a dans les deux cas la même détermination. Dans la mécanique, le Soleil est la corporéité se rapportant seulement à elle-même, et cette détermination est aussi la détermination physique de l’identité de la manifestation abstraite ; et c’est pourquoi le Soleil luit.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 396.

David Farreny, 28 fév. 2011
foyer

Non loin, la mer. Elle est horripilante, obstinée à choquer les falaises, à jeter contre elles des galets, comme le feraient les voyous. Les lames s’engouffrent dans les fissures, les crevasses, les grottes, transforment les rochers en sable. La masse aqueuse semble s’apaiser, comme ralentie par un geste invisible. Mais le mouvement reprend, s’enfle, montant du ventre de la mer, tremblant en vue d’une naissance ajournée.

Le tapage met l’enfer dans le monde. Le bruit nous éparpille hors de notre lieu : on cesse d’être l’habitant de sa maison. Plus de foyer.

La nuit devrait ne laisser entendre que le hululement des chouettes, le glapissement des renards. Ce serait compter sans les invitations entre les villas, les éclats de rire, les adieux des grands invitants aux petits invités. Les portières claquent. Les glaces s’abaissent pour les derniers mots futiles, et beuglés. La nuit, avancée comme un fruit mûr, s’emplit alors des chants de joyeux avinés. Hymnes à la nuit, cassés.

Jean Roudaut, « Jour de souffrance », «  Théodore Balmoral  » n° 74, printemps-été 2014, pp. 30-31.

David Farreny, 7 juil. 2014
moins

Tu aurais beau crever d’indignation, ils n’en continueront pas moins à faire la même chose.

Marc-Aurèle, « VIII, 4 », Pensées pour moi-même.

David Farreny, 11 déc. 2014

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