empire

Entre-temps, le squat de la rue Denis-Papin a périclité, comme un empire, à la suite d’un grand incendie et d’un afflux soudain de barbares.

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 208.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
attendant

Mais Crab ne trouve pas à s’employer. On lui préfère à chaque fois un autre candidat, plus motivé. Et Crab rejoint ses compagnons, car il n’est pas le seul volontaire rabroué et il a fini par lier connaissance avec tous ces hommes en réserve de la vie — ces êtres qui palpitent dans un infinitif pétrifié —, qui un jour peut-être seront appelés, mais ne savent plus quoi lire en attendant.

Comment occuper ce corps sans rôle qui fonctionne inutilement, que faire de cette tête qui tourne à vide ? Il faudrait procurer un travail au premier, des distractions à la seconde. C’est ainsi que Crab passe le plus clair de son temps à se donner des gifles.

Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, p. 63.

David Farreny, 2 sept. 2002
escargot

Voilà qui est excellent ! Allons voir Sicelli ! Allons voir Bismarck ou l’Archimandrite de Noskokentovo pendant que j’y suis ! Car, comme l’écrivait le jeune Fédor à son frère Michel : « Dans l’ensemble, la situation n’est pas favorable. » Pourquoi donc hésiter, mon goloubtchik ? Allons voir Dieu s’il le faut avec sa gueule d’escargot ! Très certainement Il résoudra ce menu problème comme tant d’autres, et nous n’en parlerons plus.

Louis Calaferte, Septentrion, Denoël, p. 344.

David Farreny, 4 mars 2008
affreuse

Mais cette première « alerte », comme disent les médecins sur un ton qui ne l’est que trop, signe l’entrée sans retour de la maladie et de la mort dans la vie du Castor : « Notre mort est en nous, non comme un noyau dans le fruit, comme le sens de notre vie ; en nous, mais étrangère, ennemie, affreuse. » Tout s’éteint : la mort maintenant la possède, et elle se sépare de Lanzmann. C’était normal, dit-elle, fatal, même souhaitable : gradation significative. Et progrès dans le sens de Descartes ; si je finis par souhaiter ce qui était inévitable, alors c’est que j’accepte enfin de « changer mes désirs » plutôt que l’« ordre du monde ». Cela n’empêche pas de souffrir.

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, pp. 453-454.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2009
crisser

Puis, à ma hauteur, des fleurs de marronniers rouges ; partout aux alentours, sur cent balcons des chaises longues pleines de créatures qui veulent « bronzer » ; d’autres plus âgées, plus sensées, déployaient des parasols géants pour se protéger du soleil de mai brûlant, de la taille de ceux du marché, et avec des coloris à vous faire crisser des yeux : n’étaient donc pas plus sensées ; simplement plus âgées.

Arno Schmidt, « Sortie scolaire », Histoires, Tristram, p. 131.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
vacance

Je devrais détester le pavillon de Croisset, je ne puis. Il dresse le maigre vestige qu’il est au milieu des silos, des minoteries, des grues, des rails, des voies express des faubourgs portuaires de Rouen, en aval sur la Seine. Il faut avouer que ce paysage de catastrophe a une certaine beauté. Est-ce le cinéma qui nous a appris à l’aimer ? Ou bien les fleuves ont-ils toujours quelque chose pour nous plaire, quoi qu’il puisse leur arriver ? Tous ces grands édifices qu’on voit là donnent aussi le sentiment qu’ils ont un peu dépassé, eux aussi, leur âge de plus grande efficacité. Il n’est pas impossible même qu’ils aient déjà rejoint, comme la maison de Flaubert effacée, le camp des vaincus, des oubliés par le temps, des vestiges, des traces, des simples emplacements. D’eux aussi la vie se retire : la force, la puissance, l’agressivité, la barbarie. Ils sont en train d’aborder à ce site de toutes les indulgences, des tendresses et des émois lyriques : la vacance.

Renaud Camus, « Pavillon de Croisset, Canteleu, Seine-Maritime. Gustave Flaubert », Demeures de l’esprit. France II. Nord-Ouest, Fayard, pp. 436-437.

David Farreny, 26 fév. 2010
non-conformisme

Ma mère avait un très grand charme et savait attirer les sympathies des gens les plus divers et les plus opposés. Les distinctions sociales, si tranchées et si violentes à cette époque, ne jouaient pour elle aucun rôle, ce qui scandalisait sa bourgeoise famille. De plus, elle savait très bien raconter et il lui arrivait toujours quelque chose. Jamais elle ne revenait de quelque part, fût-ce de la maison voisine, sans avoir remarqué quelque chose de curieux ou d’intéressant, elle savait lier connaissance comme personne et elle avait ce don très rare de se mettre immédiatement dans l’imaginaire de son interlocuteur et de le comprendre par l’intérieur. Ce don de compréhension lui rendait toute forme de hiérarchie absurde et illusoire. C’est aussi la raison pour laquelle, sur le plan politique, elle fut toujours en opposition avec mon conservateur de père.

Sur bien des plans, les dons de ma mère étaient assez exceptionnels, son jugement littéraire et artistique toujours très sûr, mais elle était incapable de toute concentration prolongée et allait sans cesse d’un sujet à un autre. Pianiste extrêmement douée, elle arrivait à impressionner même des musiciens professionnels de passage, mais au bout d’un quart d’heure elle fermait son piano et passait à autre chose.

Toute sa vie se déroula ainsi, dans l’alternance entre dépressions profondes et états d’exaltation et d’enthousiasme, ne finissant rien de ce qu’elle avait mis en train. Rien ne la laissait indifférente, elle s’intéressait à tout et remarquait tout. S’il n’y avait eu ses dépressions, chaque fois plus profondes, elle aurait rempli son entourage de joie de vivre car elle savait ouvrir à chacun des perspectives et des possibilités insoupçonnées…

Elle était totalement dépourvue de préjugés et n’était sensible qu’au charme des gens, à leur personnalité propre ; à l’aise avec tout le monde, elle fréquentait aussi bien les ministres que les ouvriers du quartier ou les bohémiens du coin. Un de mes souvenirs d’enfance, c’est l’intérieur d’une roulotte, peinte en vert, posée au bord d’une prairie. Sortir de ce petit espace cubique et se retrouver dans l’immensité de la plaine, c’était chaque fois une aventure. Entourée par le dehors de toutes parts, elle formait à l’intérieur d’elle-même une véritable petite pièce avec rideaux, table, chaises et lits. La table était recouverte d’une toile cirée, à damiers rouges et roses, usée là où se posaient les coudes. Ma mère y allait jouer au 66 avec son amie la bohémienne qui un jour était venue lui vendre des paniers. Elle m’emmenait avec elle, ce qui scandalisait mon père, enfermé dans les préjugés de caste de son temps.

Il y a avait chez ma mère un non-conformisme frappant, avec elle, je le remarquai — enfant —, rien n’était comme avec tout le monde. Pour aller quelque part, elle ne prenait pas forcément le chemin le plus habituel ou le plus court, mais faisait un détour si un détail quelconque la surprenait à quelque distance. Une fumée à l’horizon, et il fallait la retenir pour qu’elle n’y aille pas voir ; dans les boutiques, elle se glissait parfois derrière le comptoir pour aller voir des fleurs qu’elle avait aperçues à travers la porte vitrée. Chez le médecin, elle ne passait jamais par la salle d’attente, mais allait droit à la porte du cabinet. Partout elle arrivait au tout dernier moment et le train dut l’attendre plus d’une fois.

Elle savait donner à toute chose une apparence autre, elle voyait des détails qui modifiaient l’ensemble de ce qu’on regardait. Une fleur, une feuille, un rayon de soleil sur un toit, une cheminée derrière un arbre. Elle savait enrichir le regard d’un enfant.

Dans la forêt – et celle-ci s’ouvrait à quelques pas de la maison –, elle ne prenait pas les sentiers, mais coupait à travers bois, elle marchait à l’aventure et trouvait naturellement l’étang, l’arbre à deux troncs ou la ruine que personne n’avait encore remarqués, pas même mon père, qui pourtant avait l’œil. Elle ramassait des fleurs des bois pour en faire d’étonnants bouquets que ses visiteurs croyaient composés par quelque grand fleuriste. Elle engageait la conversation, tout de suite animée, avec le premier passant venu et arrivait à aller chez les gens rien que parce qu’elle était curieuse de leur intérieur, où avec la plus grande sincérité elle trouvait tout ravissant.

Jamais elle ne parlait de ce qu’elle avait vu avec malveillance, mais racontait, comme si elle revenait de voyage et avait découvert un pays inconnu.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 55.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
non

Tout a été soumis à l’Angkar, organisation mystérieuse et omnipotente : la vie sociale, la loi, la vie intellectuelle, la sphère familiale, la vie amoureuse et amicale. Je ne connais pas d’exemple, dans l’histoire, d’une telle emprise, presque abstraite à force d’être absolue : « Il n’y a plus de ventes, plus d’échanges, plus de plaintes, plus de jérémiades, plus de vol ni de pillage, plus de propriété intellectuelle. » Je ne connais pas le nom de ce régime politique – le mot régime lui-même ne convenant pas. C’est un état de « non habeas corpus ». Dans ce monde, je ne suis plus un individu. Je suis sans liberté, sans pensée, sans origine, sans patrimoine, sans droits : je n’ai plus de corps. Je n’ai qu’un devoir : me dissoudre dans l’organisation.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 88.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
mer

Cependant le médecin-major, quand ils sortirent du tunnel dans un virage, tendit son index bagué de cornaline dans la lumière du soleil, et dit : « La voilà. »

Où ça ? Elle était là, en dessous de lui, devant lui, elle était vraiment là, c’était la mer, la mer elle-même, calme et bleue, telle qu’il l’avait vue sur la carte murale de l’école primaire. Seulement un petit coin de mer, le golfe de Fiume, un petit pan du Quartnéro. La bouche ouverte, il la fixait. Mais il ne put même pas jouir de son émerveillement, elle avait déjà disparu. La mer jouait à cache-cache avec lui.

C’est plus tard qu’elle se déploya devant lui, longtemps après, dans sa paisible majesté.

Il ne l’avait pas rêvée plus belle ni plus vaste. Elle l’était bien d’avantage qu’il ne l’avait imaginé jadis. Un bleu lisse, infini, dessus les barques, coquilles de noix ébréchées et voiles blanches, oranges, noires, basculant de biais comme des ailes de papillon exténués venus se poser sur le miroir de l’eau pour y boire. Il n’entendait pas le murmure des vagues. Il ne les voyait pas retomber. Les bateaux eux-mêmes ne bougeaient pas plus vite que ses propres jouets d’autrefois, que sa main d’enfant tirait en tous sens dans une cuvette. Pourtant elle était solennelle, elle était gigantesque, dans son unique, son antique auréole de millénaires.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 68.

Cécile Carret, 26 août 2012

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