grand

Je me suis levé de grand matin, comme à la pire époque.

Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 263.

David Farreny, 21 mars 2002
bataille

La veille de la bataille, tandis que Napoléon, de son côté, grignotait une poitrine de mouton arrosée d’un demi-verre de Chambertin, je constatai quant à moi que le distributeur automatique de plats chauds installé dans le hall de l’hôtel Formule 1 était en panne, et que pour obtenir le cassoulet sur lequel j’avais jeté mon dévolu, il me faudrait ressortir et marcher jusqu’à la réception de l’hôtel Etap, laquelle disposait en principe d’un appareil du même type. En fin de compte, je ne dînai pas (même si je savais, par la littérature, que c’est à sa capacité de se restaurer normalement, à la veille d’une bataille ou de son exécution capitale, qu’on reconnaît l’homme de caractère).

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 105.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
possibilité

Reste la possibilité d’aller faire un tour dans le jardin qui est un espace à trois côtés, herbu, pentu, bombé comme un triangle de fille.

Jean Echenoz, Ravel, Minuit, p. 65.

Guillaume Colnot, 26 avr. 2006
réalité

Les entreprises qu’on a méditées parmi les arbres, pour déraisonnables qu’elles soient, ont pour fondement solide la terre inclémente et pentue, la sauvagerie du bois où elles seront ultérieurement tentées, la réalité. C’est avec les figures ennemies en personne, et non avec leur pâle interprète, leur impalpable effigie, que j’ai parlementé, en leur présence que j’ai préparé mes demandes et mes répliques. Bien sûr, l’événement, lorsqu’on y touche, accuse inévitablement un certain décalage. L’expédition orientale, sur les granits, à travers la neige et la nuit de décembre, il fallait bien que je l’envisage dans les grès du bas pays, à l’automne. Mais le vieux roc était prévu, le père des granits et des grès, la vieille froidure aussi. Ils étaient incorporés à la vision que je portais, qui m’emportait. Ils lui conféraient une consistance, un lest qui la tenaient debout sur la route de la réalité, quand ce fut le moment.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 40.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
cercueil

J’ai rasé ce matin la barbe que je portais depuis l’Iran : le visage qui se cachait dessous a pratiquement disparu. Il est vide, poncé comme un galet, un peu écorné sur les bords. Je n’y perçois justement que cette usure, une pointe d’étonnement, une question qu’il me pose avec une politesse hallucinée et dont je ne suis pas certain de saisir le sens. Un pas vers le moins est un pas vers le mieux. Combien d’années encore pour avoir tout à fait raison de ce moi qui fait obstacle à tout ? Ulysse ne croyait pas si bien dire quand il mettait les mains en cornet pour hurler au Cyclope qu’il s’appelait « Personne ». On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. On s’en va loin des alibis ou des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d’attente archibondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu’on voit passer c’est son propre cercueil. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? Devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 46.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
en-face

Les résistances qui s’opposaient à mon cheminement dans la vie portaient des noms de personnes. Je me heurtais à des visages, à des corps — à des voix, surtout, dispensatrices d’ordres, de conseils, de menaces et accablantes d’un savoir qui n’était pas le mien et fertiles en jugements péremptoires contre lesquels je n’avais que ma solitude comme puissance de désaveu. Mais tout cela, au jour le jour, dans la continuité tendue d’un temps que je m’efforçais de dominer, constituait un en-face par rapport auquel je me situais, fût-ce même par ailleurs pour louvoyer et composer à travers de misérables entreprises quotidiennes de séduction (cherchant constamment à plaire pour me concilier les puissances du jour). En cela, mon adhésion à la vie ne différait pas de ce qui se passe chez n’importe quel jeune homme passé, présent et à venir.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 45.

Élisabeth Mazeron, 13 mars 2010
rêves

Je bois une gorgée et les regarde s’affairer à leurs tâches infimes : rouler une cigarette, porter une cannette à leur bouche, dire quelque chose à un chien.

Une des femelles parle d’ouvrir une boutique de tatouages, une boutique « légale » : rêves minuscules, pathétiques. Pourquoi pas une boutique de souvenirs punks du temps où ils étaient zombies, pourquoi pas une épicerie de croquettes pour chiens bio ? Ils ont envie de sauver le monde : alors qu’ils disparaissent, qu’ils prennent leurs responsabilités ! La secte écologiste se demande quel monde on va laisser à nos enfants ? Mais moi je vois leur progéniture et me demande quels enfants on va laisser au monde.

François Beaune, Un ange noir, Verticales, p. 219.

David Farreny, 23 août 2011
façon

Elle vit un échalas crasseux à la longue tignasse grise, vêtu d’un simple sac postal ficelé à la ceinture et chaussé de sandales sonores. Elle était seule dans la rue avec lui. Quand elle jetait un œil dans son dos, l’homme détournait le regard, ralentissait et inclinait la tête d’une façon coupable. Ensuite elle reprenait sa marche, et lui de même, faisant claquer ses mauvaises sandales comme s’il venait de les voler à quelqu’un le surpassant de trois pointures. […] Le cochon de lait roula au sol dans son torchon et elle se jeta dessus à plat ventre. L’homme la prit par les cheveux et la redressa.

— Donne-moi ton c’chon. Ton c’chon !

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 38.

Cécile Carret, 9 mars 2012
sombre

La vieille incapacité. J’ai cessé d’écrire depuis dix jours à peine et déjà, je suis mis au rebut. Je me trouve une fois de plus à la veille de terribles efforts. Il va falloir que je plonge, littéralement, et que je sombre plus vite que ce qui sombrera devant moi.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 381.

David Farreny, 8 nov. 2012
concentré

Oui, c’était avec cette lenteur, cette réflexion, ce silence, en ne se laissant troubler par aucune société, totalement concentré sur moi seul, sans conseils, sans louanges, sans attente, sans revendication, sans arrière-pensée aucune que je voulais plus tard exercer mon travail. Quel qu’il fût, il devait correspondre à l’activité que j’avais ici sous les yeux et qui si manifestement ennoblissait celui qui l’exécutait en même temps que son témoin de hasard.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 45.

Cécile Carret, 4 août 2013
béatitude

Un jour, à Stade, j’observai une béatitude accompagnée d’un sourire clandestin sur le visage d’un gaillard qui était heureusement parvenu à conduire ses porcs dans un abreuvoir où ils n’allaient guère volontiers d’habitude, expression dont je n’ai jamais revu la semblable depuis.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 190.

David Farreny, 5 déc. 2014
malveillance

Pour écrire, de nombreuses qualités ne sont pas forcément nécessaires. Il faut seulement beaucoup d’amour ou beaucoup de malveillance. J’ai peur que dans mon cas ce soit la seconde solution. Mais qu’importe, si la malveillance s’applique à consumer quelque chose qui, légitimement, doit être objet de haine…

Philippe Muray, « 26 mars 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 439.

David Farreny, 23 août 2015

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