paturons

Mais j’ai vu – mes yeux s’étaient faits à la nuit – une forme pâle, rencognée dans l’angle formé par deux murets. C’était un percheron blanc si énorme et immobile que j’ai d’abord pensé à une gigantesque effigie abandonnée là par quelque Atlantide, ignorée des archéologues, et que les vents d’hiver auraient débarrassée de ses lichens et bernacles pour lui donner ce poli et cette perfection d’opaline. Il s’était trouvé le coin le mieux abrité et, le museau collé au poitrail, il n’en bougeait pas pour avoir moins froid. Sans le frisson qui le parcourait de la queue aux naseaux, j’aurais juré qu’il était en plâtre. Quelle idée de laisser un cheval seul dans ce vent cinglant sans même une jument pour le réchauffer ! Quelle idée aussi d’aller chercher à tâtons l’ermitage d’un saint mort depuis quatorze siècles, en enjambant des murets de pierres sèches qui dégringolent et qu’il me faut remettre en place. J’étais en train de traverser en catimini son parchet quand j’ai entendu un trot lourd et qu’il m’a presque soulevé de terre en me fourrant ses naseaux sous le bras : des paturons de la taille d’une ruche, et cette présence énorme, insistante, ce museau fouillant dans le chaud comme un boutoir, me promenant comme fétu jusqu’à la route, laissant sur mon paletot de brillantes traces de morve que j’achève à l’instant de nettoyer. Aucun moyen de m’en débarrasser par un signe de croix ou un goupillon druidique. Il m’a reconduit ainsi jusqu’au mur qui borde le chemin, m’y a tassé comme un torchon à coups de tête, puis il est retourné à ses affaires. Et moi aux miennes dont la première était de retrouver mon logis ; en passant d’un lopin à l’autre, je m’étais égaré.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 32.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
morale

Bien entendu j’ai toujours été persuadé (et je suis bien placé pour l’être) que la demande d’amour, d’admiration, de gratification narcissique, comme disait Barthes, est une des pulsions les plus profondément fichées au cœur de l’homme, et de la femme, de tous les hommes et de toutes les femmes. Il n’y a de différence morale, et intellectuelle, et sociale, d’inégalité en matière de décence, de bonne éducation, de maîtrise de soi, qu’en le degré de complication et en la sophistication des moyens qu’emploient les uns et les autres pour apaiser plus ou moins discrètement cette pulsion toujours affamée, toujours réclamante, en lui offrant des leurres, des procrastinations, ou en essayant de la renverser en des contraires qui ne soient pas trop visiblement des contraires, et donc des équivalents symétriques. L’orgueil, les raffinements et les silences qu’il impose sont sans doute le meilleur moyen qui existe pour tâcher de museler la vanité.

Renaud Camus, « dimanche 5 mars 2006 », L’isolation. Journal 2006, Fayard, p. 119.

David Farreny, 28 juil. 2009
trouvée

La lumière est de la matière incorporelle, voire immatérielle ; cela paraît être une contradiction, mais nous ne pouvons pas nous arrêter à cette apparence. Les physiciens disaient que la lumière ne pouvait pas être pesée. Mais on a, avec de grandes lentilles, concentré de la lumière en un foyer, et on l’a fait tomber sur l’un des plateaux de la plus fine des balances ; or, ce plateau, ou bien ne fut pas abaissé, ou, s’il le fut, on trouva que le changement produit dépendait seulement de la chaleur que le foyer concentrait en soi. La matière est pesante dans la mesure où elle ne fait que chercher l’unité en tant que lieu ; mais la lumière est la matière qui s’est trouvée.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 398.

David Farreny, 28 fév. 2011
marmelade

Lorsque nous entrons à notre tour dans la chambrette, moi et mes lecteurs, moi d’abord, pardon, il le faut bien, je dois vous introduire, elle a déjà déballé tous ses pots et déroule d’une traite son boniment.

Sa marmelade est à la marmelade ce que l’or fin est au fer blanc.

[…]

Sa Sainteté le pape en fait dit-on remplir chaque matin un bassin de marbre cruciforme pour se baigner dedans et le Prince d’Orient a ordonné à son chirurgien personnel de lui ouvrir une deuxième bouche à côté de la première afin de pouvoir en engloutir davantage.

On a vu des prunes, des coings, et même des abricots rouler depuis leur branche dans son chaudron fumant pour en être. On a vu des abeilles fermer boutique après avoir goûté sa marmelade puis s’exiler dans des pays sans fleurs et butiner des cailloux par dépit et mortification.

Sa marmelade en applications quotidiennes guérit les lépreux si bien que c’est à qui leur léchera les aines et le ventre. Sa marmelade change la triste insomnie en aubaine et festin nocturne.

Ta femme est partie, sa marmelade la fera bien vite rappliquer, mais peut-être alors ne souhaiteras-tu plus autant la revoir chez toi. Sa marmelade est une purée de soleil candi, un regret pour les anges, un régal sur huit mètres pour l’intestin. Ah ! Dieu savait où il voulait en venir en créant le monde.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 32.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
lampe

L’obscurité de la lune invisible. Les nuits à peine un peu moins noires à présent. Le jour le soleil banni tourne autour de la terre comme une mère en deuil tenant une lampe.

Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, p. 54.

David Farreny, 18 mai 2011
calvinisme

« C’est un homme comme vous et moi ! » m’a-t-il assuré avant de se rendre compte de la bêtise qu’il proférait, et puis me regardant en souriant, se remettant de lui-même à sa place : celle d’un chauffeur, quoiqu’il fût surtout instituteur et travaillât comme chauffeur, l’été, pour arrondir ses fins de mois.

Il m’a parlé plus librement du baryton, le disant généreux, drôle, séduisant, pourvu même d’une copine.

« Une copine ? » ai-je répété, aussi agacé par ce mot que par l’adjectif « sympa », et inquiet de savoir quelle femme accepterait de coucher avec un gnome, sinon, peut-être, une prostituée ou une actrice de films pornographiques spécialisés.

« Oui, une femme qui le suit partout.

— Une groupie ?

— Non, une femme normale », a-t-il fini par dire, sans se rendre compte de l’ambiguïté de l’adjectif normal, souriant doucement comme on le fait lorsqu’on évoque un maître qui témoigne de la bonté, sans entrer dans les détails auxquels nous pensions tous deux, sur cette terre calviniste, songeant, moi, qu’il ne pouvait faire l’amour que d’une seule manière, allongé à la façon d’une divinité priapique, et que la femme que j’avais vue avec lui devait avoir un rôle avant tout hygiénique, consolateur, maternel.

« En tout cas, il n’est pas laid, ai-je murmuré.

— Et pourquoi le serait-il ?

— C’est quand même un gnome. Une espèce de monstre. »

Pour un peu, le chauffeur m’aurait jeté par la portière ; mais ce vertueux, cet indigné, qui rêvait de venger son ami d’un soir, était bridé par son calvinisme.

Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 143.

David Farreny, 27 sept. 2012
cavernicole

Aveugle, nocturne, cavernicole, dotée d’un radar qui lui représente très précisément les obstacles, la chauve-souris tout au long de sa vie ne fait qu’éviter, esquiver, se dérober et disparaître – et même son cadavre ne sera jamais retrouvé. Or – vous pensez bien si je me suis renseigné –, elle ne prend ni apprenti ni stagiaire.

Éric Chevillard, « vendredi 7 février 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 16 fév. 2014
saisons

Le tribunal militaire devant lequel il comparut eut tôt fait de prononcer sa sentence et il fut exilé à Vologda, une localité oubliée de Dieu, située quelque part dans la contrée désolée qui s’étend au-delà de Nijni-Novgorod. Vologda, comme l’écrit Apollo Korzeniowski à son cousin au cours de l’été 1863, n’est qu’un trou marécageux où rues et chemins sont faits de troncs d’arbres abattus. Les maisons, mais aussi les palais de planches de la noblesse provinciale, peints de couleurs vives, se dressent sur des pilotis au beau milieu du marais. Aux alentours, tout se noie, pourrit et se dégrade. Il n’y a que deux saisons, un hiver blanc et un vert. Neuf mois durant, l’air glacial descend de la mer du Nord. Le thermomètre tombe jusqu’à des températures inimaginablement basses. On est entouré de ténèbres impénétrables. Durant l’hiver vert, il pleut sans interruption. La boue s’infiltre par les portes. La rigidité cadavérique se mue en un affreux marasme. Durant l’hiver blanc, tout est mort, durant l’hiver vert, tout agonise.

Winfried Georg Sebald, Les anneaux de Saturne, Actes Sud, pp. 127-128.

David Farreny, 29 janv. 2015
ensuite

52 ans aujourd’hui. J’ai donc survécu à Molière, Balzac, Rilke, Proust et Artaud. C’est intéressant car ainsi nous allons savoir ce qu’ils auraient donné ensuite.

Éric Chevillard, « samedi 18 juin 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 juin 2016

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