En tout cas, il y a eu un temps où j’avais bien vivant dans ma tête un stock passionnel et très simple de matériaux, substance de mon expérience, destiné à être amené par l’expression poétique à une clarté et à une détermination organiques. Et, imperceptiblement mais inévitablement, chacune de mes tentatives se rattachait à ce fonds et, si extravagant que fût le noyau de chaque nouveau poème, jamais il ne me sembla que je m’égarais.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 14.
Il lui arrivait maintenant de pousser de petits rires, de se tordre littéralement ou bien de frapper dans le bois du lit et de répondre « entrez » sur des tons différents pendant des heures, sans jamais se lasser. De temps en temps il descendait de son lit, montait sur l’armoire et se mettait à ranger les vieilleries pleines de rouille et de poussière.
Bruno Schulz, « La visitation », Les boutiques de canelle, Denoël, p. 55.
Malgré ce risque, ils procédaient de la même façon, allaient parmi les tristes, approfondissaient leur connaissance du désespoir, savaient peu à peu discerner le chagrin passager de la peine établie, la brouille du divorce, l’amer du quitté, la larme des pleurs, délaissaient les statues et traînaient dans les cafés, les jardins publics et les musées de peintres mineurs.
Le métro.
Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 169.
On n’a pas expugné une chimère qu’un troupeau, que mille se bousculent pour prendre sa place. On n’a jamais eu autant de souci qu’au moment d’embrasser un parfait repos. Il faut disputer avec tous les échos de la mauvaise part, opposer qu’il n’est pas plus déraisonnable de ne plus bouger que de faire le contraire, qu’il n’y a rien de criminel à préférer un goût de sève aux âcretés de la cendre et du sang, qu’il n’est pas moins légitime d’y sacrifier qu’à quoi que ce soit d’autre dont elles proclament l’importance.
Un tiers, un promeneur attardé rentrant par les bois et me découvrant le dos à un tronc, les jambes aux corps, les bras enserrant les genoux n’aurait jamais soupçonné de quelles empoignades féroces l’inertie de souche qu’il constatait était le fruit. Peut-être s’en serait-il douté en me voyant frémir, prendre appui dans l’humus, les feuilles sèches, esquisser le mouvement de me lever, lorsqu’une injonction péremptoire, inattendue, me touchait.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 70.
« Tout a une fin », j’entends cette sentence éculée sur le trottoir devant la boulangerie ; elle entre en moi neuve et scintillante comme une épée.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 26.
J’ignore si les gens, globalement, s’intéressent aux volcans d’Auvergne. S’ils ont à l’esprit qu’il s’agit de volcans, même éteints. Personnellement, je tends à l’oublier. Je m’avançais dans un paysage de petite montagne, avec des mamelons et peu d’à-pics, et j’observais la végétation. À un moment, je suis descendu de voiture et me suis avancé en grimpant vers des bosquets d’épineux. Il n’y avait personne, le sol était pelé, il recommençait à faire chaud. Je me suis dit que tout était quand même très beau, très silencieux, très hostile. Qu’on voyait très loin, trop. Que je ne détestais pas la montagne mais que la question était de savoir ce qu’elle faisait là, et pour qui. Je doutais de tout ça.
Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 13.
Derrière les arbres est un autre monde,
le fleuve me porte les plaintes,
le fleuve me porte les rêves,
le fleuve se tait, quand le soir dans les forêts
je rêve du Nord…
Derrière les arbres est un autre monde,
que mon père a échangé contre deux oiseaux,
que ma mère nous a rapportés dans un panier,
que mon frère perdit dans le sommeil,
il avait sept ans et était fatigué…
Derrière les arbres est un autre monde,
une herbe qui a le goût du deuil, un soleil noir,
une lune des morts,
un rossignol, qui ne cesse de geindre
sur le pain et le vin
et le lait en grandes cruches
dans la nuit des prisonniers.
Derrière les arbres est un autre monde,
ils descendent les longs sillons
vers les villages, vers les forêts des millénaires,
demain ils s’inquiètent de moi,
de la musique de mes fêlures,
quand le blé pourrit, quand rien d’hier ne restera
de leurs chambres, sacristies et salles d’attente.
Je veux les quitter. Avec aucun
je ne veux plus parler,
ils m’ont trahi, le champ le sait, le soleil
me défendra, je sais,
je suis venu trop tard…
Derrière les arbres est un autre monde,
là-bas est une autre kermesse,
dans le chaudron des paysans nagent les morts et autour des étangs
fond doucement le lard des squelettes rouges,
là-bas nulle âme ne rêve plus de la roue du moulin,
et le vent ne comprend
que le vent…
Derrière les arbres est un autre monde,
le pays de la pourriture, le pays
des marchands,
un paysage de tombes, laisse-le derrière toi
tu anéantiras, tu dormiras cruellement
tu boiras et tu dormiras
du matin au soir et du soir au matin
et plus rien tu ne comprendras, ni le fleuve ni le deuil ;
car derrière les arbres
demain,
et derrière les collines,
demain,
est un autre monde.
Thomas Bernhard, « Derrière les arbres est un autre monde », Sur la terre comme en enfer, La Différence, pp. 25-27.
Nous avons parfois l’impression que l’âge vient d’ailleurs, qu’il nous est extérieur, que les choses ont changé sans nous demander notre avis et que c’est la raison pour laquelle nous ne les reconnaissons pas.
Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Seuil, p. 107.
Tout le jour, j’avais échappé à sa traque obstinée. Mais là, je n’en pouvais plus. En trois bonds, le lion fut sur moi. Il me fit rouler au sol d’un coup de patte et, comme il s’apprêtait à refermer ses crocs sur ma gorge, je lui montrai le soleil qui se couchait derrière les hautes herbes :
– Ce n’est pas plutôt l’heure où vous allez boire ?
Éric Chevillard, « lundi 9 juin 2014 », L’autofictif. 🔗