matière

M. Crawley avait apporté ses soins et ses consolations à cette femme délaissée sur son lit de souffrance ; et elle avait quitté le monde, raffermie par ses pieuses exhortations. Depuis bien des années, il était seul à lui témoigner des égards et des attentions. Telle était dès longtemps l’unique consolation de cette âme faible et abandonnée. La matière chez elle avait longtemps survécu à l’esprit.

William Makepeace Thackeray, La foire aux vanités (1), P.O.L., p. 207.

David Farreny, 22 mars 2002
contrariété

On vient au monde avec une prémonition, non pas, bien sûr, de sa teneur mais de son principe, de ce qu’une chose doit être. On s’attend à ce qu’elle ne se trouve pas au même endroit qu’une autre au même moment et que chaque moment vienne à son heure — le soir le soir, mai en mai — et pas n’importe quand, pêle-mêle. C’est sans doute qu’on n’est pas les premiers. D’autres ont tenté, avant nous, l’aventure et comme, au début, on n’est rien qu’eux, on a le pressentiment ou le ressouvenir de la distinction qui fait qu’une pierre n’est pas un poisson, l’eau, qu’il habite, au bas du paysage, le ciel par-dessus, etc. Mais quand la vie est prise dans des plis, que la terre, en se fronçant, a rapproché les contraires et souvent les confond, il n’y a guère qu’un mot pour contenir l’expérience du paysage : c’est la contrariété.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 19.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
calcanéum

Si le soleil est aussi grand et tel que nous le voyons, il le doit à sa nature intime ; mais cette place qu’il occupe dans le monde, c’est l’œuvre de l’Ordonnateur. Pour un corps de telle nature et si vaste, vous ne trouverez pas une place meilleure dans tout l’univers. Pour le pied non plus vous ne pouvez trouver dans le corps une place préférable à celle qu’il occupe. La position du pied et du soleil dénote une égale habileté. Ce n’est pas sans dessein que je compare l’astre le plus brillant à la partie du corps la plus abjecte. Qu’y a-t-il de plus vil que le calcanéum ? Rien. Cependant nulle part ailleurs il ne serait mieux placé. Qu’y a-t-il de plus noble que le soleil ? Rien. Dans tout l’univers il ne saurait être placé plus convenablement. L’univers est ce qu’il y a de plus grand et de plus beau.

Galien, « De l’utilité des parties du corps humain », Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales (1), Baillière, p. 263.

David Farreny, 29 juil. 2008
transats

Nous nous approchâmes du bastingage, nous intéressant toutefois moins à la façon dont se brisaient les vagues qu’à la manière dont certains passagers investissaient l’espace. Nous fûmes […] consternés à la vue de transats tous occupés, sans exception, par des estivants dont aucun ne semblait présenter le moindre signe d’humanité, et qui, constations-nous, s’étaient rués pour bloquer leurs places avant même le départ du bateau, avant même les premiers signes de fatigue. Nous observerions de surcroît, dans la suite de notre longue traversée, que lesdits transats, ainsi que les sièges dans les zones couvertes, resteraient occupés en permanence par les mêmes personnes, lesquelles s’interdiraient de se lever durant quatre grandes heures par crainte de ne pouvoir se rasseoir — certaines néanmoins s’autoriseraient à le faire en disposant des sacs aux emplacements qu’ils quitteraient, parfois fort longtemps —, de sorte que je finirais, quand nous arriverions en vue de la Corse, par éprouver de la pitié pour ces gens exténués de leur interminable position assise, la tête farcie d’inconsistants articles de magazine, las et pratiquement décérébrés, mais n’ayant, en revanche, pas souffert un instant de leur inconcevable égoïsme ni de l’obscénité de leur comportement, tous résumant à mes yeux une société parfaitement détestable, à laquelle j’éprouverais le dégoût de m’être si longtemps mêlé, et me gâchant le plaisir que j’aurais pris, malgré tout, de m’être avancé sur l’immensité de la mer, en m’imaginant à l’occasion que j’étais seul et vierge de toute atteinte humaine.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 86.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
horizon

Au reste, mon horizon ne se borne pas à la littérature. Une confidence : j’écris pour gagner ma vie. Mais mes vraies passions secrètes sont l’immobilier, la bourse et l’import-export.

Éric Chevillard, Du hérisson, Minuit, p. 27.

David Farreny, 18 mai 2009
bénévolement

Alors, Raban eut l’impression qu’il surmonterait encore cette longue et pénible épreuve des deux prochaines semaines. Car ce ne sont que deux semaines, c’est-à-dire un temps limité, et si les contrariétés ne cessent de grandir, le temps n’en diminue pas moins pendant lequel il faut les supporter. C’est pour cela, sans aucun doute, que le courage augmente. « Tous ceux qui veulent me faire souffrir et qui ont maintenant occupé entièrement l’espace qui m’entoure, tous ceux-là seront peu à peu refoulés par ces jours qui expirent bénévolement, sans que j’aie le moins du monde à leur venir en aide. Et je puis être faible et silencieux, comme il m’arrivera naturellement de l’être, je puis les laisser faire de moi tout ce qu’ils veulent, les choses s’arrangeront quand même, grâce à ces seuls jours qui passent. »

Franz Kafka, « Préparatifs de noce à la campagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 83.

David Farreny, 19 nov. 2011
tremblement

On s’obstine parfois à vouloir substituer une image à la réalité, on veut épuiser les lieux, les vider une bonne fois de leur pouvoir, faire cesser ce léger tremblement de l’image à l’énoncé d’un nom, on cherche un air de ressemblance, on veut reconnaître un paysage à défaut d’un visage ou d’un souvenir.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 118.

Cécile Carret, 16 mars 2012
étirement

Je sais aussi de longs soirs d’été, haïssables. Une fatigue, un ennui, le sentiment d’être si différent des autres émanent pour moi de leur clarté. En ville, ces instants sont insoutenables. Je ferme les yeux et les vagues viennent mourir à mes pieds. À quoi bon les illusions ? Les réverbères ne s’allument plus. C’est le règne de l’indiscrétion. Cet étirement des jours vous met face à votre médiocrité. Il dit : «  Alors, toutes ces promesses que tu n’as pas tenues ? Tu prétends au bonheur, mais ne sais l’obtenir. Il est si proche de toi, pourtant, à portée de ta main. Mais tu es faible, et lâche, et négligent. La vraie vie ne sera jamais pour toi.  »

Bernard Delvaille, « Feuillets », Le plaisir solitaire, Ubacs, p. 14.

David Farreny, 15 août 2012
prié

Puis je fus prié de quitter la chambre de la maternité où j’avais vu le jour et dès lors je ne fis qu’errer.

Éric Chevillard, « jeudi 4 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 juil. 2013
reconnaîtra

Nul biographe n’attrapera jamais ces souvenirs flous de coins de rues, de départs d’escaliers, d’ondes de chaleur sur une plage qui constituent pourtant le fond mouvant de notre mémoire ; cette essence sensible de la vie reste inaccessible au biographe, si informé et documenté soit-il, en sorte que tout homme se reconnaîtra davantage en lisant Proust que dans le récit circonstancié de sa propre existence.

Éric Chevillard, « lundi 7 avril 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
patiemment

C’est à se demander parfois si les objets immuables qui nous entourent, accrochés à nos murs ou posés sur nos étagères depuis des années, n’attendent pas là patiemment qu’on crève.

Éric Chevillard, « mardi 18 octobre 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 23 fév. 2024

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