pauvres

Nous attribuons généralement à nos idées sur l’inconnu la couleur de nos conceptions sur le connu : si nous appelons la mort un sommeil, c’est qu’elle ressemble, du dehors, à un sommeil ; si nous appelons la mort une vie nouvelle, c’est qu’elle paraît être une chose différente de la vie. C’est grâce à ces petits malentendus avec le réel que nous construisons nos croyances, nos espoirs — et nous vivons de croûtes de pain baptisées gâteaux, comme font les enfants pauvres qui jouent à être heureux.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 96.

Guillaume Colnot, 13 juin 2002
inquiétant

Dans l’obscurité, on a plus de goût à être ce qu’on est. Le visage peut se détendre enfin, se permettre d’être inquiétant.

Jean Giono, D’Homère à Machiavel, Gallimard.

David Farreny, 2 juin 2005
trancher

Oraliser le poème, le lire en public à voix haute, m’est devenu possible, mais cela n’allait pas de soi, et n’est aucunement devenu une nécessité. Le poème reste d’abord une musique mentale, pour l’oreille interne. La page est sonore et silencieuse à la fois, une sorte de musique d’œil où j’entends parfaitement rythmes et sons. On peut ajouter que lire à voix haute force à trancher entre des propositions que la page laissait simultanément libres. En lisant, j’impose telle connexion de sens, alors que l’écrit me permettait de le laisser flottant. La même question se pose pour la traduction du poème en une autre langue. Si j’écris « la vie / dure », la voix ou le traducteur devra trancher entre verbe et adjectif, alors que l’écrit cumule les deux possibilités. Cette question de l’épaisseur du simple m’intéresse depuis longtemps.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 31.

Cécile Carret, 4 mars 2010
dictionnaire

Michael Johnson, à peine fut-il devenu père de famille, semble avoir perdu son talent pour les affaires, et très vite s’ouvre cette grande et pénible tradition familiale des ennuis d’argent, et même de la grande pauvreté, qui accableront pendant des décennies le fils aussi bien que le père. Même le Grand dictionnaire de la langue anglaise, le plus sûr titre de Johnson, avec son édition de Shakespeare et la Vie de Johnson, au souvenir de la postérité, est une œuvre de commande entreprise dans l’espoir d’arriver enfin, grâce à elle, à joindre les deux bouts pour souffler un peu. S’il veut définir fastidieux, Johnson donne comme exemple, dans son dictionnaire :

« Il est fastidieux d’écrire des dictionnaires. »

Renaud Camus, « Breadmarket Street, à Lichfield, Staffordshire. Samuel Johnson », Demeures de l’esprit. Grande-Bretagne I, Fayard, p. 275.

David Farreny, 5 juin 2010
dilatoires

Donc, n’importe où. N’importe où, c’eût été parfait. Dino Egger pouvait naître n’importe où – je me retiens de dresser la liste des lieux qui entrent dans cette catégorie – Aalter, Aarau, Aarschot, Aartselaar, Aba, Abadan, Abakan, Abbeville… –, on me soupçonnerait d’élaborer des stratégies dilatoires pour ne pas reprendre sérieusement mon enquête. Dino Egger pouvait naître n’importe où – Abdère, Abeokuta, Aberdeen, Abidjan, Abitibi, Abkhasie, Ablon-sur-Seine… –, nous n’aurions pas tardé à en être informés partout, aussi bien à Zwickau qu’à Zwijndrecht ou Zwolle.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 102.

Cécile Carret, 18 fév. 2011
fonctionnaires

Le Premier sous-secrétaire d’État du puits de la montagne, les frères des deux sous-secrétaires, et d’autres seigneurs, étalant leurs vêtements noirs, étaient assis côte à côte, depuis le pied du mur qui entoure le Palais des glycines jusque devant le Palais de la gloire ascendante. Le Maire du palais, très élégant, la taille élancée, s’arrêta un moment, pour ajuster le sabre qu’il portait à la ceinture, avant de passer devant eux. Cependant, le Chef des fonctionnaires attachés à la Maison de l’Impératrice était debout devant le Palais pur et frais ; je l’observais et je songeais que, sans doute, il ne s’assiérait point, quand, soudainement, le Maire du palais ayant fait quelques pas, son frère s’assit. « Quelle conduite merveilleuse, pensais-je encore, aura donc tenue, autrefois, le Maire du palais, pour mériter d’avoir un tel prestige en ce monde ? »

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 171.

David Farreny, 12 avr. 2011
post-scriptum

Mais je sens que je t’ennuie. Et je ne mérite même pas ta pitié. Sois heureuse et laisse-moi mourir.

Et monsieur Songe en relisant cette lettre est au bord du désespoir.

Il ajoute pourtant en post-scriptum il faudrait un coup de théâtre mais je me demande s’il en existe ailleurs que dans les mots.

Remarque d’une profondeur telle qu’elle effraie monsieur Songe et qu’il pense la biffer.

Mais il ne la biffe pas, elle sera faite pour toujours.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 61.

Cécile Carret, 7 déc. 2013
journal

La grande difficulté quand on écrit son journal dit monsieur Songe c’est d’oublier qu’on ne l’écrit pas pour les autres… ou plutôt de ne pas oublier qu’on ne l’écrit que pour soi… ou plutôt d’oublier qu’on ne l’écrit pas pour un temps où on sera devenu un autre… ou plutôt de ne pas oublier qu’il ne doit avoir d’intérêt que pour soi-même immédiatement c’est-à-dire pour quelqu’un qui n’existe pas puisqu’on est un autre aussitôt qu’on se met à écrire…

Bref ne pas oublier que c’est un genre d’autant plus faux qu’il vise à plus d’authenticité, car écrire c’est opter pour le mensonge, qu’on le veuille ou non, et qu’il vaut mieux en prendre son parti pour cultiver un genre vrai lequel s’appelle littérature et vise à tout autre chose que la vérité.

Conclusion, ne pas écrire son journal… ou plutôt ne pas le considérer comme sien si on l’écrit. Ce n’est qu’à ce prix qu’il parviendra à l’intimité qui est le contraire de l’authenticité lorsqu’on se mêle d’écrire.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 82.

Cécile Carret, 8 déc. 2013
rougis

Moins je mens, plus je rougis.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard.

David Farreny, 28 fév. 2024

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