Une chose arrive
qu’on n’attendait plus
on l’accueille avec une réserve
bienveillante et cosmique
non sans penser aux désirs de feu
qui parfois nous ont ravagés
et n’ont eu comme les étoiles
qu’une pauvre durée de vie
Je mène deux pages de front
car ce n’est pas la vie qui est belle
c’est sa représentation
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 56.
Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois, phrase un peu ratissée par moi, quand je l’ai reproduite, mais vraie au fond. En quittant la France, il se rendit à Coblentz : mal reçu des Princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant remuer et n’y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de l’épée passait par-derrière : « De trois pouces », lui dirent ceux-ci qui tâtèrent. « Alors ce n’est rien », répondit Montlosier : « monsieur, retirez votre botte. »
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 400.
Nous ne finissons jamais de nous étonner que ce qui a été doive cesser d’être. Nous trouvons que bien des choses restent les mêmes : pourquoi dans ce cas devrait-il y avoir un changement en nous ? Cela crée une étreinte convulsive de tout ce qui est, l’impression d’un vide fallacieux dans tout ce que nous voyons. Au lieu du sentiment plein et charnu de la jeunesse goûtant à l’existence et à chaque objet qui la compose, tout est plat et insipide — un sépulcre blanchi, beau à l’extérieur, mais empli par la voracité et toutes les impuretés au-dedans. Le monde est une sorcière qui nous paie avec des faux-semblants et des apparences trompeuses. La simplicité de la jeunesse, l’attente confiante, les transports infinis s’en sont allés ; nous songeons seulement à nous en sortir du mieux que nous pouvons, sans trop de malheur et de désagrément. La fièvre de l’illusion, et même le souvenir complaisant des joies et des espoirs d’autrefois, sont passés ; si nous pouvons nous glisser hors de la vie sans indignité, nous en tirer avec une légère infirmité physique et disposer notre esprit au calme et à la tranquillité d’une nature morte avant de retourner au néant corporel, c’est le plus que nous pouvons attendre.
William Hazlitt, Sur le sentiment d’immortalité dans la jeunesse, Allia, pp. 44-45.
Comme une cloche sonnant un malheur, une note, une note n’écoutant qu’elle-même, une note à travers tout, une note basse comme un coup de pied dans le ventre, une note âgée, une note comme une minute qui aurait à percer un siècle, une note tenue à travers le discord des voix, une note comme un avertissement de mort, une note, cette heure durant
m’avertit.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 334.
toute cigarette finit au cendrier
toute marée se meurt sur la dent du rocher
tout spectacle s’éteint
dans le fracas des strapontins
et même ton souvenir qui s’arme dans cet écrit
finira lui aussi dans la chaleur de l’Incendie
William Cliff, « La Coruña », Marcher au charbon, Gallimard, p. 68.
De Neptune voici la fête ;
Célébrons-la, chère Lydé :
Venez sabler en tête à tête
Le meilleur vin que vous ayez gardé.
Humanisez un peu votre sagesse austère.
Vous voyez le soleil au haut de sa carrière,
Et, comme s’il devait y retenir son char,
Vous différez encor de tirer le nectar
Qu’au fond de vos celliers renferma votre père.
Nous chanterons le Dieu de l’onde amère,
La Néréïde et ses cheveux
Que couvre une mousse légère ;
Votre luth d’Apollon célèbrera la mère,
Et Diane aux traits dangereux.
Puis nous invoquerons la reine de Cythère,
Que traîne le cygne amoureux ;
Et la nuit propice au mystère,
La nuit sombre, à son tour aura part à nos vœux.
Horace, « À Lydé », Œuvres complètes (1), Janet et Cotelle, p. 227.
Un mot est pris en croix entre la chaîne sonore dans laquelle il est engagé (phrase) et sa verticalité de sens multiples possibles. L’esprit va très vite, face à un énoncé pour connecter l’épais de chaque mot et le signifié approprié afin qu’au bout la chaîne fasse sens, globalement : phrase ou suite de phrases, texte.
Si la poésie semble parfois déroutante, c’est qu’elle fait souvent dérailler la chaîne « simple » du langage quotidien. Elle peut le faire de façon provocatrice, frontale, ou de façon plus « rusée » (James). J’aime mieux cette seconde manière, qui ne violente pas mais invite le lecteur à une circulation dans le poème, sans lui interdire la ligne droite, s’il la préfère. À lui de construire son trajet, chemin ou dédale.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 75.
J’aime les animaux, je suis connu pour cela, je serai vétérinaire quand je serai grand. Un jour, j’ai demandé à ma mère si les animaux aussi avaient un cœur qui battait comme le nôtre :
— Mais bien sûr. D’ailleurs, tu sais, nous sommes des animaux, nous aussi.
— On est des animaux ?
— Mais oui !
— On est quel animal ?
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 35.
Cela signifie que la vie de la majorité des gens n’est plus faite que d’animus – contrainte, effort, mise à disposition de son être. L’anima, cette marge de quant-à-soi, cette puissance de récupération, de repos, de latence, indispensable à l’équilibre du psychisme humain, a été bannie de nos existences.
Si le rêve est bien ce mouvement par lequel on confirme et approfondit sa propre participation au monde, encore faut-il, pour l’accomplir, pouvoir accéder librement et à soi, et au monde. Pour la plupart des gens, ce n’est aujourd’hui pas le cas. Et, en effet, à y bien réfléchir, ce qui nous maintient dans un exil qui serre le cœur a toujours à voir avec le travail – ou alors avec son absence, ou avec la peur de le perdre.
Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 47.
À vrai dire, ma vie était criblée d’amis et de femmes perdus de vue. Certains avaient, sans doute, des choses réelles à me reprocher. D’autres s’étaient éloignés, tout simplement, sans même y penser, comme une planète s’éloigne d’une autre, emportée par d’imperceptibles gravitations. Dans la plupart des cas, ce n’est pas tant le manque de tel ou telle qui me troublait que tous ces vécus dévalués par leurs épilogues. J’aurais souhaité, dans mes relations, plus d’invariants. Certes, l’amitié et l’amour impliquent, je le sais, un échange entre deux êtres. Mais l’idée d’échanger a quelque chose de décevant. C’est une idée qui s’apparente trop à l’économie, pas assez à la foi. J’aurais sincèrement aimé connaître des liens sous un mode désintéressé et unilatéral. Mais la vie en société m’apparaissait rétrospectivement sous un jour atrocement contractuel.
Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 65-66.
J’ai pris la position du dormeur
et j’ai dormi
Évanouies l’exacte souffrance
l’anodine impuissance
Et maintenant l’automne me prodigue
l’infinie douceur de ses lumières dernières
ses fumées si peu indéchiffrables…
Un rouge-gorge rivalise avec le couchant
je me sens plein d’indulgence
pour les autos.
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 89.