sortir

Il n’y a pas d’endroit agréable, puisque notre corps nous empêche de sortir.

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 30.

David Farreny, 20 nov. 2004
reliable

Parmi les mots anglais dont je ne vois en français aucune rigoureuse traduction, figure en première ligne reliable dont ni fiable, ni digne de foi ou de confiance ne rendent exactement le sens ; non plus que respectueux de ses engagements. C’est pourtant, d’être reliable, la reliability, la qualité que j’apprécie le plus, peut-être, chez mes amis, et l’une de celles que je trouve le moins répandues dans la société aujourd’hui. Je ne cesse d’être stupéfait par la lâcheté du rapport qu’entretiennent les contemporains avec leur propre discours, et la trouve aussi embarrassante pour eux-mêmes que pour leurs victimes.

Renaud Camus, « jeudi 29 mai 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., pp. 350-351.

Élisabeth Mazeron, 17 déc. 2005
étonnement

Nous portons toute la misère du monde

les pires injustices toutes les

atrocités sont en nous

elles sont au monde parce qu’elles

sont en nous et je ne comprends

pas que cela constitue

un sujet d’étonnement

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 57.

Élisabeth Mazeron, 23 juin 2006
personne

La catégorie de personne a le pouvoir de souder dans un temps commun le nouveau-né au vieillard. Et, même si l’on a tout oublié, si l’on a été l’objet d’une transformation radicale de la conscience, la catégorie de personne nous contraint à être les mêmes jusqu’à notre mort.

Jusqu’à l’essor des biotechnologies, les règles de subjectivation renvoyaient aux conditions langagières et médicales standardisées, extérieures au droit, que celui-ci devait, en quelque sorte, constater. Être né viable, ne pas être mort, avoir un corps étaient, dans une très large mesure, des évidences sensibles, faisant l’objet de conventions langagières certes variables, mais non juridiques. Les technologies de la vie ont poussé le droit à briser les conventions sur lesquelles s’appuyaient les règles de subjectivation. L’essor de la greffe a été à l’origine de la création d’une nouvelle forme de mort, la mort cérébrale, construction juridique qui permet de déclarer morts des êtres humains qui sont encore vivants. Et puis, lorsque les biotechnologies ont octroyé au matériau humain une valeur médicale croissante à chaque stade du développement de l’être humain, il a fallu étendre l’artificialisation de la vie par le droit. L’hypothèse de la greffe totale fait vaciller tout support corporel à l’identité personnelle, et le droit intervient non plus seulement pour organiser les pratiques médicales, mais aussi pour créer des conventions langagières communes nous permettant de nous entendre dans un monde si extravagant. Ainsi, le droit a dû établir à quelles conditions la catégorie de personne pouvait unifier l’existence biologique d’un individu empirique ; alors, son corps, comme on l’a vu, pouvait être soumis à un rapiècement et à une circulation maximale.

Marcela Iacub, Penser les droits de la naissance, P.U.F., p. 113.

David Farreny, 3 août 2006
attirer

Il retira lentement son bras et ils restèrent assis un moment en silence jusqu’à ce que Frieda, comme si le bras de K. lui avait donné une chaleur dont elle ne pouvait plus maintenant se passer, lui dit :

« Je ne supporterai pas cette existence ici. Si tu veux me garder il faut que nous partions, allons n’importe où, dans le Midi de la France, en Espagne. — Je ne veux pas émigrer, dit K. Je suis venu ici pour y rester. J’y resterai. » Et par une contradiction qu’il ne se donna pas la peine d’expliquer, K. ajouta comme pour lui-même : « Qu’est-ce qui aurait bien pu m’attirer vers ce morne pays sinon le désir d’y rester ? »

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 631-632.

David Farreny, 22 oct. 2011
couler

L’homme que j’aimais m’avait reproché un jour ma passivité supposée avec d’autres. C’était dans la cuisine, au moment du petit déjeuner, il m’a dit avoir peur de cette façon propre aux femmes en général et à moi en particulier, pensait-il, de ne pas savoir ou ne pas vouloir s’opposer au désir encombrant des hommes, de se soumettre si follement à leur demande. On dirait qu’il ne sait pas combien il est difficile de dire non, d’affronter la demande de l’autre et de la refuser – difficile et peut-être inutile. Pourquoi ne sait-il pas la nécessité parfois impérieuse de se couler dans le désir de l’autre pour mieux s’en échapper ?

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 50.

Cécile Carret, 16 mars 2012
impossible

Dimanche atroce. Hier je reçois une lettre de N. : « Arrive demain… » Pas moyen de lui répondre, sinon par télégramme, et comment écrire un télégramme ? J’ai passé une mauvaise nuit, puis bien obligé d’aller la chercher à la gare, à huit heures. J’avais ma gueule impossible — impossible d’en avoir une autre — et je pensais à toute la journée qu’il faudrait passer. Je l’ai emmenée sur le port, nous avons bu du café, puis les heures avançaient quand même ; restaurant. L’après-midi, je l’ai traînée voir des amis à la Pointe du Leydé. Dès qu’elle me touchait, c’était affreux. Nous sommes revenus à cinq mètres l’un de l’autre, elle pleurant, moi sifflotant. Horrible. Enfin, à six heures, dans ma piaule, j’ai pris mon courage à deux ou trois mains, lui ai certifié que j’étais incapable d’aimer qui que ce soit, sinon n’importe qui, dans la rue, comme ça, et après bien des larmes, elle est repartie passer toute la nuit dans le train. Pauvres êtres que nous sommes.

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, pp. 279-280.

David Farreny, 27 mars 2012
réveil

Encore une journée qui s’en va, une journée carnivore

et l’ai-je retenue ? J’ai dormi. Et pendant mon sommeil, j’ai vieilli.

Ma paresse, ce vieux serpent qui me conseille

m’a dit, comme toujours : « Attendons à demain.

Ces changements sont lents, si lents, on a le temps —

les forces sont inégales,

bouger, c’est dépenser cette énergie exacte

dont tu auras besoin, demain, pour te lever

et rayonnant, forcer les anges du néant.

Demain, il est encore temps, allons dormir :

cette journée qui s’en va fera place à une autre,

à une autre qui point, qui vient, qui sera là,

et qui, dans sa beauté explosive, sera

ta journée de réveil, terrible et décisive

Benjamin Fondane, Poèmes retrouvés, Parole et Silence, p. 44.

David Farreny, 27 avr. 2013
concentré

Oui, c’était avec cette lenteur, cette réflexion, ce silence, en ne se laissant troubler par aucune société, totalement concentré sur moi seul, sans conseils, sans louanges, sans attente, sans revendication, sans arrière-pensée aucune que je voulais plus tard exercer mon travail. Quel qu’il fût, il devait correspondre à l’activité que j’avais ici sous les yeux et qui si manifestement ennoblissait celui qui l’exécutait en même temps que son témoin de hasard.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 45.

Cécile Carret, 4 août 2013
sacrilège

Mais ce n’était pas l’endroit où j’avais échoué, ce souterrain obscur, sur lequel pesait prétendument une malédiction, qui m’étranglait, c’était un sentiment de culpabilité, et je ne me sentais pas non plus coupable d’avoir quitté les miens, mais d’être seul. J’éprouvai cette nuit-là une fois encore qu’être seul par caprice, même sans crime particulier, est un sacrilège. Je le savais déjà, et il me faudrait encore l’éprouver à l’avenir. Un sacrilège contre quoi ? Contre moi-même. La compagnie de mes ennemis eût été à tout prendre un moindre mal. Et mon amie, qui au contraire de moi parlait couramment cette langue, n’avait-elle pas offert plusieurs fois à Filip Kobal de l’accompagner à travers sa patrie de légende ? Pouvait-on en cet instant concevoir quelque chose de mieux que nos deux corps respirant l’un vers de l’autre ? Être couché près d’elle tout au long de la nuit, se réveiller, le matin, la main sur son corps ?

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 88.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
aimer

Mon Dieu, ne me permettez pas de tomber plus bas que je ne suis, au-dessous de moi-même. Laissez-moi dans ma misère ordinaire, qui est d’écrire afin d’aimer, non d’être aimé…

Richard Millet, « 20 février 1997 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 20 avr. 2024
garanties

Que je me laisse dériver avec la même insouciance que si j’effectuais une croisière, cela déboussole l’opinion commune comme les doctrinaires. Rien ne leur semble plus impie que ce doute d’indifférence que j’affiche à l’égard du sens. La religion n’est pas tant de donner foi à tel ou tel dogme, qu’éprouver le besoin d’en trouver un, insubmersible. J’ignore ce besoin. Je dois avoir le pied marin. D’instinct je sais que les églises, les partis ou les avant-gardes, accueillant quantités de passagers à leur bord, présentent, sans en avoir le luxe, autant de garanties que le Titanic.

Frédéric Schiffter, « 38 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer