prière

Ô créateur de l’univers, je ne manquerai pas, ce matin, de t’offrir l’encens de ma prière enfantine. Quelquefois je l’oublie, et j’ai remarqué que, ces jours-là, je me sens plus heureux qu’à l’ordinaire ; ma poitrine s’épanouit, libre de toute contrainte, et je respire, plus à l’aise, l’air embaumé des champs ; tandis que, lorsque j’accomplis le pénible devoir, ordonné par mes parents, de t’adresser quotidiennement un cantique de louanges, accompagné de l’ennui inséparable que me cause sa laborieuse invention, alors, je suis triste et irrité, le reste de la journée, parce qu’il ne me semble pas logique et naturel de dire ce que je ne pense pas, et je recherche le recul des immenses solitudes.

Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror, Robert Laffont, p. 649.

Guillaume Colnot, 2 déc. 2002
affirmation

Point d’affirmation que ne puisse annuler une affirmation contraire. Pour émettre la moindre opinion sur quoi que ce soit, un acte de bravoure et une certaine capacité d’irréflexion sont nécessaires, ainsi qu’une propension à se laisser emporter par des raisons extra-rationnelles.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 72.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
inexistant

Dans mon rêve, cette ascèse du lieu se voyait largement dépassée : aucune image d’aucune chose, aucune impression de compacité ou de relief n’intervenaient pour rassurer le rêveur et lui fournir au moins le sentiment d’une consistance matérielle sur laquelle ses déplacements eussent pu prendre appui et constituer une progression clairement orientée. Quant au silence qui régnait absolument, il n’était pas fait de l’atténuation des rumeurs de la vie et ne se remplissait d’aucun déploiement organique. Il n’avait ni densité ni tension ni profondeur. Aucune qualité sensible ne permettait de le définir. Il n’était pas seulement l’absence des sons mais l’inconcevabilité même de toute production sonore — en sorte que mes appels ou mes cris, à l’adresse de l’inexistant, ne franchissaient pas le seuil de ma bouche et que, le vide des mots confirmant le vide de l’espace, je n’étais plus rien que le corps de mon angoisse.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 30.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010
inculture

Ils sont trop puissants, ils sont trop nombreux, ils sont trop sûrs d’avoir raison. Peut-être ont-ils trop raison, même. Pourquoi se gâcher la vie éternellement à lutter contre une emprise dont on voit bien qu’elle est désormais à peu près totale, qu’elle a tous les pouvoirs de son côté, que non seulement elle s’est arrogé le monopole de la morale, mais qu’elle se le voit universellement reconnu, ou peu s’en faut ? Je n’éprouve pas de plaisir à incarner éternellement le méchant, le salaud, le besogneux ennemi public. Très tôt s’est abattue sur moi la malédiction de ne croire à peu près rien de ce qu’il faut croire pour vivre heureux et tranquille dans la société de mon temps. Je ne puis pas changer mes convictions. Mais je puis d’autant mieux les taire que je les ai déjà beaucoup exprimées, même si elles n’ont pas rencontré beaucoup d’écho. […]

J’en suis arrivé à la conclusion que le multiculturalisme impliquait la grande déculturation, soit qu’il l’entraîne, soit qu’il ne puisse fleurir que sur elle. Il l’exige et il l’impose. La culture c’est d’abord (ne serait-ce que chronologiquement) la voix des ancêtres. Or le multiculturalisme ne veut pas d’ancêtres, et le nivellement social non plus : les ancêtres sont un privilège, les ancêtres sont une vanité, les ancêtres sont un instrument de ségrégation sociale, les ancêtres, en société pluriethnique et multiculturelle, sont une perpétuelle source de conflits possibles. Le multiculturalisme est une inculture. Il l’est nécessairement, car il rabat tout sur le présent, tandis que la culture est le relief du temps, un jeu, une distance, une ironie à l’endroit de ce qui survient, le sourire aristocratique des morts.

Renaud Camus, « dimanche 9 novembre 2008 », Au nom de Vancouver. Journal 2008, Fayard, pp. 374-375.

David Farreny, 23 juin 2010
pigeon

Le pigeon, pourtant.

Le pigeon couard, fourbe, sale, fade, sot, veule, vide, vil, vain.

Jamais émouvant, profondément inaffectif, le pigeon minable et sa voix stupide. Son vol de crécelle. Son regard sourd. Son picotage absurde. Son occiput décérébré qu’agite un navrant va-et-vient. Sa honteuse indécision, sa sexualité désolante. Sa vocation parasitique, son absence d’ambition, son inutilité crasse.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 142.

Guillaume Colnot, 19 oct. 2010
absence

Ossip Ossipovitch Apraxin / De la petite noblesse du Gouvernement de Toula, / Vous en souvenez-vous, abonnés du théâtre Michel et du Cirque, / Promeneurs de la promenade des Harengs, rue grande Morskaïa, le dimanche ? Peut-être est-ce le dimanche qui fait passage. Où êtes-vous, promeneurs de la promenade des Harengs, et dans quelle cendre valsez-vous ? Pourquoi n’ai-je pas marché parmi vous ? Pourquoi le jour se lève-t-il sans moi sur Valparaiso, sur la place de Raguse, sur Fialta et sur le printemps à Fialta, et se couche-t-il sur la baie de Vigo sans une pensée pour moi ? « Il y eut du bonheur sans moi, aux rives de Coppet » (vérif.). L’absence est le mode le plus répandu de notre rapport au monde.

Renaud Camus, « dimanche 31 mai 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., p. 243.

David Farreny, 5 nov. 2010
répandent

Pour pouvoir parler aux jeunes filles, j’ai besoin d’avoir des personnes plus âgées autour de moi. Le léger trouble qu’elles répandent donne de la vie à ma conversation, il me semble aussitôt que les exigences qu’on me pose sont diminuées ; si les paroles que je laisse échapper sans examen ne conviennent pas à la jeune fille, elles peuvent toujours être placées à l’intention de la personne plus âgée, auprès de laquelle je puis encore, quand cela devient nécessaire, aller chercher de l’aide en grande quantité.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 175.

David Farreny, 13 oct. 2012
sweet

Rentrer, c’est toujours plus ou moins regagner sa niche, la queue entre les pattes. Ce n’est pas très glorieux. Preuve que le vent du large n’a pas voulu de nous, qu’il ne nous a pas déposés sur le rivage d’un nouveau monde. Niche, sweet niche. Mon coussin, ma balle. Et pourtant, nous rentrons soulagés, bien contents d’en avoir fini avec le dérangement du voyage. Comme il fut long et douloureux, cet exil normand, et comme cela va être doux de revoir la tête de la boulangère (avec ses bonnes joues et la boule de son petit chignon, ne dirait-on pas la maman brioche ?).

Puis nous avons fait le plein de sensations fortes. Nous aspirons à la quiétude.

Tout de même, nous n’oublierons pas la brûlure du soleil ni la fraîcheur des sorbets.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 32.

Cécile Carret, 4 fév. 2014
éboulis

Visible à travers les grilles, la soldatesque des cyprès, d’un vert sombre tirant sur le noir contre le ciel instantané de cette heure-là, entre cinq et six, qui ressemble si souvent à un éboulis de possibles.

Gilles Ortlieb, Le train des jours, Finitude, p. 95.

David Farreny, 22 juil. 2015

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