« Le cadrage est une question de morale », ressasse-t-on après Godard. La morale est une question de cadrage, pourrait-on soutenir aussi bien. Et l’esthétique de même, car dans un cas comme dans l’autre, il s’agit toujours de l’imposition d’une forme — d’où la valeur symbolique inépuisable de la fenêtre (et la répugnance ancestrale pour la fenêtre en largeur, ou seulement élargie, la fenêtre-bandeau, ce méchant pléonasme imposé au paysage, et contraire, probablement, à toute la conception spirituelle du regard).
Renaud Camus, Le département du Gers, P.O.L., p. 58.
Les Bures arrivés à l’âge adulte n’ont plus que peu de dents bonnes. La gabèdre en est cause. Cette larve active se loge volontiers dans la racine d’une dent, l’insensibilise, la creuse, et d’une dent saine en deux mois fait une morte.
L’homme ne s’inquiète pas, confiant dans l’aspect habituel de sa bouche. Cependant ses dents sont mortes.
Henri Michaux, « En marge d’Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 136.
Mercredi matin, nous avons fait les courses au Champion de Fleurance. Et c’était un moment délicieux. Je songeais une fois de plus à cette phrase qui me reste de Paris Texas, de Wim Wenders : « Nous étions si heureux que même de faire les courses au drugstore était un plaisir. » Sans doute étais-je seul à être si heureux ; et c’était un bonheur bien tremblant, bien mal assuré sur ses bases, et même tout à fait dépourvu de fondement, ainsi que la suite allait s’empresser de le prouver. Mais se disputer en riant pour savoir si l’on prenait tel ou tel type de biscuit, c’était exactement la vraie vie, à laquelle je me trouvais rendu après des années de malentendu, et que je trouvais seule normale, naturelle, consubstantielle à mon être, le revers exact de cette solitude et de cette tristesse à crever qui m’avaient vu si souvent pousser mon ridicule chariot le long des mêmes allées de supermarché, loin de toute raison d’exister et tout occupé au seul fastidieux labeur de durer. C’est à cela que me voici brutalement restitué. Je n’en éprouve que de l’horreur.
Renaud Camus, « dimanche 14 février 1999 », Retour à Canossa. Journal 1999, Fayard, pp. 129-130.
Le Mot est ici encyclopédique, il contient simultanément toutes les acceptions parmi lesquelles un discours relationnel lui aurait imposé de choisir. Il accomplit donc un état qui n’est possible que dans le dictionnaire ou dans la poésie, là où le nom peut vivre privé de son article, amené à une sorte d’état zéro, gros à la fois de toutes les spécifications passées et futures.
Roland Barthes, « Le degré zéro de l’écriture », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 200.
Fini de rire
le temps ne nous ratera pas
la cible
est bien trop grosse
Le givre a pris place
sous le ciel étoilé
il a tout cadenassé
l’air gît pétrifié dans les poumons
l’homme en pyjama appelle
vainement dans la nuit
une bête domestique
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 56.
Dans le visage un œil qui n’existe plus, comme bu par un buvard. Il en reste le pli. Œil qui a renoncé à être, ne trouvant au-dehors rien à sa convenance.
L’autre, fermé par une large et pesante paupière semble bien déterminé à ne pas se relever.
Un être a baissé ses volets.
Douloureuse, la bouche amère exprime assez que ce n’est pas pour rêver à des fleurs ou à des charmes que l’œil a été refermé si décisivement, ni pour contempler d’intéressantes constructions du subconscient, mais pour seulement rester cantonné en sa misère, à l’abri dans sa misère, où il y a annulation de tout, mélancolie exceptée.
Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1173.
Autrefois, j’avais le désir d’expliquer, d’analyser, de faire émerger la vérité à tout prix. Plus rien de ce désir ne subsiste en moi. Je parle moins, et j’ai désormais un nouveau poste d’observation : le silence. C’est le meilleur des maîtres, et j’ai élaboré avec lui une stratégie qui sied aux rapports humains. Je suis capable de me taire une semaine entière. Les gens en déduisent que je suis mélancolique ou impassible. Ils se trompent. Je me tiens loin d’eux, c’est tout. Grâce au silence je prends le large. Pensif, je parcours les années et les lieux. Seul un silence prolongé étanche cette soif de contemplation. C’est mon alcool. Je bois sans répit et demeure assoiffé. Pour être honnête, il m’arrive d’être submergé par mes vieilles pulsions bavardes, par l’envie de convaincre, mais je n’y cède pas.
Aharon Appelfeld, Et la fureur ne s’est pas encore tue, L’Olivier, p. 7.
On pense toujours à la complexité comme à quelque chose en plus, il me semble : un supplément de complication, d’intrication, de simultanéité, de densité. Il serait intéressant d’y penser aussi comme à quelque chose en moins, ou plus exactement qui procéderait du moins, de la perte, de l’oubli, de la confusion, de la fatigue, du grand âge, de la sénilité. Il y a toujours eu chez moi, and with good reason, cette conviction que l’intelligence, et d’abord la mienne, bien entendu, était incommensurable à l’intelligible, au connaissable, à l’aimable, au visible. De temps en temps j’ai deux ou trois idées claires, qui brillent un laps. Et puis ce qui les reliait s’efface — peut-être n’étaient-elles, d’ailleurs, que ce qui les reliait, cet enchaînement qui se délite. Les noms se dérobent, les souvenirs s’offusquent, les attaches entre les objets se rompent. Il me semble qu’on pourrait faire une œuvre à partir, non pas de la maladie d’Alzheimer, mais de l’état d’un malade atteint de la maladie d’Alzheimer, qui n’est jamais qu’une aggravation de notre condition à tous, de notre inadéquation fondamentale, ontologique pour le coup, à l’énormité du monde sensible. Une telle œuvre serait une perpétuelle recherche des passages. Mais le soupçon me vient que peut-être je l’ai déjà écrite, en grande partie.
Renaud Camus, « jeudi 11 juin 2009 », Kråkmo. Journal 2009, Fayard, p. 277.
En rentrant chez moi, nuit claire, conscience nette de ce qui est pure insensibilité en moi et qui, dans cette même mesure, est doué d’une grande clarté qui se répand entièrement sans rencontrer d’obstacles.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 331.
Prenons par exemple, assise dans une cellule vide et cubique d’apparence carcérale, une jeune femme nommée Céleste Oppenheim.
Jean Echenoz, « Nitrox », Caprice de la reine, Minuit, p. 87.