reliquats

Je ne suis pas très satisfait de cette lettre. Ce ne sont que les reliquats d’une très intense conversation secrète.

Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 105.

David Farreny, 23 mars 2002
équilibre

La contemplation d’un chou rouge coupé en deux lui procura un réconfort : replis blancs et violets, mystérieuse géographie, secrets de cervelle. Il s’arrêtait ainsi devant les structures végétales, minérales, animales, dont la luxuriance baroque semblait résumer la complexité de l’existence. Alors, il ne pensait pas, ne devenait nullement plus lucide, mais il se sentait en équilibre avec ce qu’il contemplait.

Michel Besnier, Le bateau de mariage, Seuil, p. 73.

David Farreny, 13 avr. 2002
fermer

Il faut obliger les mots à fermer.

Henri Michaux, « En marge de Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 603.

David Farreny, 7 juil. 2002
dilatoires

Et moi qui n’ai pas

une seule cellule imaginative

incroyable l’invention diabolique

que je déploie

en manœuvres dilatoires

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 67.

Élisabeth Mazeron, 23 juin 2006
entière

Tout avait vieilli en même temps qu’elle : tout mourrait avec elle ; et ce qui lui survivrait n’était qu’un monde décoloré, aussi imprécis que celui qu’elle n’avait pas connu. Elle ne croyait pas à une résurrection après la mort : et pas davantage à celle du passé dans le souvenir. Ce qui était disparu l’était sans retour, son image pâlissait, puis s’éteignait à son tour définitivement, au point qu’on en arrivait même à douter que cela eût existé vraiment. Elle était tout entière au temps qui passe, et n’y pensait jamais.

Danièle Sallenave, Un printemps froid, P.O.L., p. 249.

Élisabeth Mazeron, 26 fév. 2007
interroger

Quand je n’ai pas dormi, je pose des questions à tort et à travers. J’en poserais indéfiniment : ne pas dormir c’est interroger ; si on connaissait la réponse, on dormirait.

Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 139.

David Farreny, 4 mars 2008
détour

Tel est le fond de la triste nature que j’ai touchée en dotation pour le détour par la vie.

Pierre Bergounioux, « dimanche 1er avril 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 294.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
canapé

Quand la nuit fait rage. Fixe la plus proche, la plus scintillante — celle dont tu ignores le nom, parce que tu ignores beaucoup — enfonce de plus en plus fort ta vie dans un canapé à proximité d’une étoile.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 72.

David Farreny, 5 juil. 2009
pièces

Bigongiari m’avait attiré, dès son titre, par une enivrante toponymie. Ajoutées à celles, nettement solennisées, de la forme journal (29 novembre 1955, 18 avril 1956, 10 août 1956, jour de la Saint-Laurent, 15-24 octobre 1957, etc., ces dates sont déjà, pour moi, de la poésie), ce sont toutes les séductions de la Toscane et de l’Italie qui viennent s’offrir à ces poèmes : Gare de Pistoia, Mugello, L’Adda sous la brume, Par un soir de vent et de lune au bord du Mugnone, Hirondelles au-dessus d’Anghiari, Soir de Barberino, Maremme, Sur le Lungarno en décembre, Luca se promenant dans Florence, Hirondelles de mer sur l’Arno, En remontant avec Mario [Luzi] la vallée de l’Orsigna, En revenant de Sabbioneta, La longue nuit de Cortone. Bien entendu, c’est moi qui reviens de Sabbioneta (avec Denis), c’est moi qui longe l’Arno en décembre, c’est moi qui rêve à Barberino, où si souvent je suis passé, dans la montagne au-dessus de Florence, c’est moi qui couche à Cortone, et me perds dans les brumes de l’Adda. Il n’est pas jusqu’à mon pauvre cher Indien des Cascine qui ne paraisse là, au confluent rituel de ses deux rivières : L’Arno divaga in una luce cieca, / attendono acqua i morti con la gole asciutte / e nei vivi si piaga la memoria. Et la mémoire chez les vivants se blesse… Et la mémoire chez les vivants se blesse… Comment puis-je juger de cette poésie comme texte, quand elle regorge d’emblée, à mes yeux, pour mon cœur, de tout ce qui peut les émouvoir le plus au monde, ces terres si souvent parcourues et pourtant à peine touchées, semble-t-il, et de soirs, et d’amours, et de pertes, et d’oublis ? Si ce sont les mots eux-mêmes qui s’emparent de moi, c’est par quelque amphibologie qui les fait mieux vibrer : la draga trapana quest’aria senza trafiggerla (la drague creuse l’air sans le trouer (L’Indien toujours, 18 avril 1956)). Mais en général c’est vers des noms que je m’envole et m’insomnise, vers de vraies chambres et de vraies nuits : donne-moi, / Cortone, glacée, une de tes / immenses pièces d’angle dans la nuit (dammi / una delle tue gelide, Cortona, / stanze d’angolo immense nella notte).

Renaud Camus, « samedi 2 juillet 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., pp. 222-223.

David Farreny, 21 août 2011
rêvaient

Un moment, ils restèrent ainsi, en position horizontale, dévêtus, couchés côte à côte sous leurs légères couettes d’été.

Puis une étrange lueur brilla derrière leurs paupières closes, et ils se levèrent, se quittèrent, traversèrent les murs, les années, s’en allèrent dans différentes directions, par des sentiers inconnus d’eux-mêmes, revêtus désormais de toutes sortes de costumes imaginaires.

Le miracle quotidien s’était accompli ; ils rêvaient.

Dezsö Kosztolányi, Anna la douce, Viviane Hamy, p. 48.

Cécile Carret, 4 août 2012
réponses

car personne ne sait vraiment le savoir. tout le monde a la science à chacun. mais que savoir du savoir et pour quoi faire ? pourquoi ne pas se suicider tout de suite, après tout ? je n’ai aucune réponse à la vie. toutes les vies sont des réponses, mais il n’y en a aucune de bonne. car il n’y a pas de question.

Charles Pennequin, « Il n’y a jamais eu d’avancée… », Pamphlet contre la mort, P.O.L., pp. 124-125.

David Farreny, 11 fév. 2014
bénignité

Un soleil plus oblique, un peu pâli, mais plein de bénignité, dore sans plus les chauffer les petites avenues presque vides ; un sentiment restitué et presque cristallin de l’espace, dès qu’on sort, emplit les poumons : on dirait que chacun se déplace moins vite et avec moins de bruit, comme s’il marchait sur la pointe des pieds, dans les rues alenties de ce village de nouveau au bois dormant. La population a brusquement vieilli en même temps que la saison : plus de cris d’enfants, mais çà et là des femmes aux cheveux blancs, figées comme des statues et jusque là invisibles, que le reflux découvre et qui prennent le soleil, enveloppées de couvertures, sur les perrons et les balcons. Tout semble, maisons et gens, flotter désoccupé dans l’espace agrandi, avec cette allure engourdie et absente des groupes attardés qui regardent un coucher de soleil.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 185.

David Farreny, 19 oct. 2014
phrase

Cette phrase me plaisait décidément beaucoup et je décidai de m’installer dedans pour y vivre désormais. Tout y était sans contradiction à la fois harmonieux et surprenant, inédit mais ordonné. Comme je m’y sentais bien ! Puis sont arrivés les lecteurs.

Éric Chevillard, « lundi 5 novembre 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 27 fév. 2024
grotesque

Répugnant à se définir et à accepter des limites, cultivant l’équivoque en politique et en morale, et, ce qui est plus grave, en géographie, sans aucune des naïvetés inhérentes aux « civilisés » rendus opaques au réel par les excès d’une tradition rationaliste, le Russe, subtil par intuition autant que par l’expérience séculaire de la dissimulation, est peut-être un enfant historiquement, mais en aucun cas psychologiquement ; d’où sa complexité d’homme aux jeunes instincts et aux vieux secrets, d’où également les contradictions, poussées jusqu’au grotesque, de ses attitudes. Quand il se mêle d’être profond (et il y arrive sans effort), il défigure le moindre fait, la moindre idée. On dirait qu’il a la manie de la grimace monumentale. Tout est vertigineux, affreux, et insaisissable dans l’histoire de ses idées, révolutionnaires ou autres. Il est encore un incorrigible amateur d’utopies ; or, l’utopie, c’est le grotesque en rose, le besoin d’associer le bonheur, donc l’invraisemblable, au devenir, et de pousser une vision optimiste, aérienne, jusqu’au point où elle rejoint son point de départ : le cynisme, qu’elle voulait combattre. En somme, une féerie monstrueuse.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, pp. 453-454.

David Farreny, 17 mars 2024

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