Il faut que l’inquiétude subsiste.
Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 507.
Ah fromage voilà la bonne madame
Voilà la bonne madame au lait
Elle est du bon lait du pays qui l’a fait
Le pays qui l’a fait était de son village
Ah village voilà la bonne madame
Voilà la bonne madame fromage
Elle est du pays du bon lait qui l’a fait
Celui qui l’a fait était de sa madame
Ah fromage voilà du bon pays
Voilà du bon pays au lait
Il est du bon lait qui l’a fait du fromage
Le lait qui l’a fait était de sa madame
Benjamin Péret, « Le grand jeu », Œuvres complètes (1), Éric Losfeld, p. 71.
Le silence commence à muer.
Autour de moi quelque chose, d’extrême, de fin, de pas définissable, petit balayage en tous sens et qui se rapproche. Dans le voisinage une multitude avance.
En bruissements, comme il en émane d’une maisonnée, la chambre solitaire s’est changée.
Mots qui prennent une valeur extrême. Présentement, le mot « milliers ».
Henri Michaux, « Les grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 355.
Tu laisses quelqu’un nager en toi, aménager en toi, faire du plâtre en toi et tu veux encore être toi-même !
Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1042.
Une identique lumière de néon éclaire les couloirs de l’ISFP. Généreusement arrosé par les subventions ministérielles et régionales, l’ISFP, plus riche que toutes les universités et les lycées réunis de l’académie, avait eu les moyens de se payer de la décoration de standing. Des peintures calculées pour la sérénité du formateur. De la moquette pensée. Celle-ci, bleu violacé, s’accorde superbement avec les murs vert d’eau agrémentés de plinthes jambon de Parme. Cela sent le confort, la joie et la clarté, avec un je ne sais quoi d’audacieux. Hélas, dix ans après, tout cet enthousiasme chromatique enduit en couches généreuses a connu le destin fatal réservé à l’allégresse officielle des surfaces. La mauvaise qualité des jointures de fenêtres t’a compissé tout ça de traînées noires ressemblant aux larmes délayant la crasse sur la face d’une pocharde qui se remémore son enfance. D’innombrables affichettes administratives, extraits de publications officielles, annonces de conférences, dazibaos syndicaux et mutualistes ont tartiné d’ennui le ci-devant vert primesautier. Quant à la moquette, il ne reste de ses fraîches étendues qu’une steppe saccagée par les croquenots pédagogiques et les milliers de cigarettes grillées par des formatrices blêmes et cancéreuses.
De ces colloques spectraux, par-delà le triomphe des non-fumeurs sur les fumeurs, par-delà l’agonie solitaire, dans quelque service d’oncologie à la décoration allègre identiquement dévastée, des didacticiennes abandonnées à la souffrance et au souvenir obsédant des centaines de circulaires ministérielles ingurgitées, persiste cette odeur de cigarettes imprégnant toutes les surfaces, et une fumée, un fantôme de brouillard troublant les couloirs interminables, épaississant la lumière des néons, peut-être le vestige de tant de dossiers remués, de tant de papiers agités, la grande ombre pulvérulente de toutes les vieilles existences bureaucratiques qui se refusent à disparaître.
Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 351-352.
Je voulais habiter l’absence. Mais l’absence est un luxe que je ne peux pas m’offrir.
Renaud Camus, « dimanche 24 mai 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 341.
Dans la vie de veille, au contraire, dès que je me laisse aller à imaginer qu’il serait possible, après tout, de laisser tomber tout ce qui me paraît à la fois si naturel et si pesant pour aller voir ailleurs si j’y suis, ma circulation sanguine s’accélère, des bouffées de bonheur me coupent le souffle, j’étouffe presque. Puis tout se calme, tout rentre dans l’ordre. Je suis comme les chœurs de l’opéra : « Marchons, Marchons ! » ; je rêve, mais je fais du surplace.
Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 14.
J’ai entendu des oiseaux. Je ne les ai pas écoutés, j’ai essayé de penser à la vie, pas spécialement à la mienne, au destin des gens, plutôt, puis je suis revenu à la mienne, je n’arrivais plus à me représenter les autres. Je me voyais moi, mais pas nettement, je me sentais comme ce bout de route qui disparaissait dans la pénombre et je me suis demandé si ce n’était pas ce que j’étais en train de faire. Puis je me suis dit que j’exagérais. Je pouvais parfaitement rentrer à Paris et rien de tout ça n’aurait existé. Tout ça quoi, me suis-je dit.
Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 92.
Cet après-midi-là où je vis se dérouler le début de son histoire, devant les deux autres, il retomba dans ses pensées et se mit tout à coup à dire à la belle pharmacienne : « Pourquoi êtes-vous tellement bronzée ? Chez les anciens Égyptiens, seuls les hommes étaient bronzés, les femmes, elles, en revanche, se devaient d’être blanc albâtre ou blanc blême. D’ailleurs pourquoi la plupart des pharmaciens se baladent-ils de nos jours arborant constamment ce bronzage et surtout les pharmaciennes ?
— Mais vous êtes bronzé vous-même et basané comme un fellah.
— Chez moi c’est naturel, et cela vient aussi de passer du soleil à l’ombre plutôt que de rester comme vous enduites de crème allongées dans les cabines de bronzage sud-azur, où on vous affine le dosage des rayons selon le blanc de la blouse.
— Vous voilà bien revêche aujourd’hui ! Et vous vouliez naguère pourtant ériger une pyramide en mon honneur ! »
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 44.
Bien résolu à mourir, j’ai lesté mes poches de galets et je me suis jeté à l’eau. Mais j’ai ricoché à la surface, ricoché, ricoché — je ricoche encore.
Éric Chevillard, « lundi 29 avril 2024 », L’autofictif. 🔗