fond

Avec grand-mère, ça a été comme si le fond reculait, qu’on cesse un peu de le sentir, de le voir, parce qu’elle était la dernière de ce temps, la seule survivante de la phalange pour qui les jours lumineux, les heures exaltées de ma dix-septième année seraient les derniers, s’ils n’appartenaient pas déjà à ces au-delà du fond où l’on devient une image au mur qu’un verre mince sépare du temps.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 86.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
consent

Par quel miracle l’homme consent-il à faire ce qu’il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ?

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 472.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
éclat

Je sais comment clore le neuvième chapitre et crois pouvoir prolonger l’ultime entretien avec le grand-père. C’est oublier que toute conversation de salon, comme hors du temps, se fige et tourne au plat morceau didactique. C’est le cours impétueux des choses, la hâte, les périls qui impriment aux mots qu’on échange leur relief et leurs résonances, l’écho, l’éclat dont ils se chargent soudain. J’en prends la mesure à mes dépens. Je pensais fouler d’un pied léger le terrain reconnu d’avance et chemine pesamment.

Pierre Bergounioux, « dimanche 11 novembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 354.

Élisabeth Mazeron, 12 nov. 2008
empaillé

On descendait par trois marches à la salle commune ; elle était enduite de ce badigeon sang de bœuf qu’on appelait naguère rouge antique ; ça sentait le salpêtre ; quelques buveurs assis parlaient haut entre les silences, de coups de fusil et de pêche à la ligne ; ils bougeaient dans un peu de lumière qui leur faisait des ombres sur les murs ; vous leviez les yeux et au-dessus du comptoir un renard empaillé vous contemplait, sa tête aiguë violemment tournée vers vous mais son corps comme courant le long du mur, fuyant. La nuit, l’œil de la bête, les murs rouges, le parler rude de ces gens, ces propos archaïques, tout me transporta dans un passé indéfini qui ne me donna pas de plaisir, mais un vague effroi qui s’ajoutait à celui de devoir bientôt affronter des élèves : ce passé me parut mon avenir, ces pêcheurs louches des passeurs qui m’embarquaient sur le méchant rafiot de la vie adulte et qui au milieu de l’eau allaient me détrousser et me jeter par le fond, ricanant dans le noir, dans leur barbe sans âge et leur mauvais patois.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
patient

Silence. Au loin, dans les communaux, le bruit d’un tracteur malingre. On avait le nez d’un ornithorynque. Et le mur était patient comme seule peut l’être une pierre ; de et vers la pierre.

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 70.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
manières

17. Choses détestables

[…] Des gens de cette sorte, quand ils arrivent chez quelqu’un, balaient d’abord, avec leur éventail, la poussière de l’endroit où ils vont s’asseoir ; puis ils ne se tiennent pas tranquilles à leur place, ils s’étalent, prennent leurs aises, et ramènent sous leurs genoux le devant de leur vêtement de chasse. On pourrait croire que de telles manières se rencontrent seulement chez des personnes négligeables ; mais j’ai connu des gens d’une assez bonne condition, comme un « troisième fonctionnaire » du Protocole, dignitaire du cinquième rang, un ancien gouverneur de Suruga, qui se conduisaient pareillement. De même, c’est un spectacle extrêmement détestable que celui de gens qui, après avoir bu du vin de riz, crient fort, s’essuient la bouche d’une main hésitante, caressent leur barbe s’ils en ont une, et passent leur coupe à d’autres. Sans doute s’encouragent-ils mutuellement à boire ? Ils frissonnent, branlent la tête, font la moue, et chantent des chansons comme celle de « La jeune fille qui vint aux bureaux de l’administration provinciale ». Tout cela, je l’ai vu chez des gens très bien, et je trouve que c’est répugnant.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, pp. 53-54.

David Farreny, 11 mai 2010
négative

Nous pouvons être d’avis qu’il y a de l’entendement dans le comportement des étoiles les unes par rapport aux autres ; mais elles relèvent de la répulsion morte. […] L’armée des étoiles est un monde formel, parce que seule cette détermination unilatérale dont il vient d’être question s’y fait valoir. […] On peut vénérer les étoiles en raison de leur calme, mais elles ne sont pas à mettre, quant à la dignité, au même rang que l’être individuel concret. Le remplissement de l’espace est l’éruption d’une multitude infinie de matières, mais c’est là seulement la première éruption à pouvoir divertir le regard. Cette éruption de lumière est aussi peu digne d’admiration qu’une éruption en l’homme ou que la multitude des mouches. Le calme de ces étoiles intéresse l’âme de plus près, les passions s’apaisent lorsqu’on intuitionne ce calme et cette simplicité. Mais ce monde n’a pas, quand on se tient au point de vue de la philosophie, l’intérêt qu’il a pour la sensation. Qu’un tel monde s’étende en tant que multitude dans des espaces incommensurables, cela ne signifie absolument rien pour la raison ; c’est ce qui est extérieur, vide, l’infinité négative.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 375.

David Farreny, 28 fév. 2011
déplacement

J’ai couvert une dizaine de longueurs, que j’ai comptées, et, dès la septième, j’avais retrouvé cette sensation d’ennui caractéristique de la nage dans un espace fermé, identique, j’imagine, à celle que font naître toutes les activités qui miment le déplacement, comme le vélo d’appartement, et où la conscience aiguë d’être privé de destination se combine avec celle, plus souterraine, que le temps n’y changera rien et que par conséquent, même quand il sera écoulé, selon la limite qu’on se sera fixée, on ne sera toujours arrivé nulle part.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 121.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
décision

Chaque soir, depuis une semaine, mon voisin de chambre vient lutter avec moi. Je ne le connaissais pas et, d’ailleurs, je ne lui ai pas encore parlé jusqu’à présent. Nous n’échangeons que quelques exclamations qu’on ne peut pas appeler « paroles ». C’est « Allons-y » qui ouvre le combat, « Canaille » gémit parfois l’un de nous sous l’étreinte de l’autre, « Ça y est » accompagne un coup inattendu, « Cessez » signifie la fin, mais on continue un petit moment à se battre. Le plus souvent, il fait même encore un bond de la porte dans la chambre, et me donne un tel coup que je tombe. Puis il me souhaite le bonsoir de chez lui, à travers la cloison. Si je voulais renoncer définitivement à mes rapports avec lui, il me faudrait donner congé, car fermer la porte ne sert à rien. Un jour que j’avais fermé la porte parce que j’avais envie de lire, mon voisin l’a fendue à la hache, et comme il abandonne difficilement une décision prise, la hache devenait même un danger pour moi.

Je sais m’adapter. Comme il vient toujours à heure fixe, j’entreprends un travail facile que je puis interrompre sur-le-champ si c’est nécessaire. Par exemple, je range une armoire, ou bien j’écris quelque chose, ou bien je lis un livre sans intérêt. Je suis bien obligé de m’arranger de cette façon puisque, dès qu’il se montre à la porte, il me faut tout laisser là, fermer sans délai l’armoire, laisser tomber le porte-plume, jeter le livre, il veut uniquement se battre, rien que cela.

Franz Kafka, « Chaque soir, depuis une semaine… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 269.

David Farreny, 3 déc. 2011
monde

Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 485.

David Farreny, 8 nov. 2012
spécialiste

Pneumologue, dermatologue, oncologue, urologue, neurologue, rhumatologue, gérontologue, cardiologue, psychologue, victimologue, thanatologue, et sic ad infinitum : chacun s’occupe d’un petit bout du territoire. C’est supposer un royaume sans roi, un empire sans tête, simplement la coexistence de petits duchés autonomes. C’est supposer encore que, d’un individu à un autre, ces monades sont égales, et qu’elles réagissent de manière identique, sans se référer au royaume. […]

Le spécialiste, ou de l’orgueil d’être borné, me souffle L.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 137.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
applaudit

On applaudit quand ça s’arrête.

Éric Chevillard, « dimanche 8 novembre 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 fév. 2016

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