Quand je n’ai pas dormi, je pose des questions à tort et à travers. J’en poserais indéfiniment : ne pas dormir c’est interroger ; si on connaissait la réponse, on dormirait.
Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 139.
Nous nous embrassâmes. Sophie Gironde avait grossi. Elle avait l’air triste. Elle vint se frotter avec impudeur contre moi pendant plusieurs minutes, comme si nous étions seuls au monde ; elle me soufflait sur le visage une haleine capiteuse de chamane fatale, elle me touchait les omoplates et les hanches, et nous restâmes ainsi, suspendus dans la lumière imprécise, incapables de prononcer la moindre syllabe et même de formuler une pensée nostalgique ou constructive, seulement conscients de notre absence de passion et conscients qu’autour de nous les secondes s’égrenaient et que des corbeaux atterrissaient sur le bitume et s’assommaient, des vautours moines, des hornbills, des mainates, des pigeons. Après un moment, Patricia Yashree se joignit à nous et déploya sur nous un châle noir qu’elle avait porté jusque là sur les épaules, et elle nous enlaça. Avec une tendresse incrédule, nous nous balancions tous les trois sur le trottoir, échangeant de confus messages charnels, désolés de ne pas être plus émus car, pour tout dire, nous ne réussissions pas à savourer pleinement l’instant.
Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 194.
L’histoire n’est pas un sol pour le bonheur. Les temps du bonheur en sont les pages blanches.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Vrin.
je vis les noirs martinets
tourner dans un ciel d’orage
en criant criant mais n’est-
ce pas d’un sombre présage ?
au matin j’étais à Vienne
sur le Rhône un aigle noir
labourait l’air de ses pennes
pour revoir Montélimar
mais soudain il dériva
comme un cerf-volant qui casse
sa ficelle et s’en reva
vers de plus vastes espaces
William Cliff, « Montélimar », Immense existence, Gallimard, p. 41.
Il se sent prisonnier sur cette terre, il est à l’étroit, la tristesse, la faiblesse, les maladies, les idées délirantes du prisonnier éclatent chez lui, aucune consolation ne peut le consoler, justement parce que ce n’est que consolation, douce consolation qui fait souffrir la tête en face du fait brutal de la captivité. Mais si on lui demande ce qu’il voudrait vraiment, il ne peut pas répondre, car — c’est là l’une de ses plus fortes preuves — il n’a aucune idée de la liberté.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 493.
J’étais en train
de lire un livre
quand tout à coup
je vis ma vitre
emplir son œil absent d’oiseaux légers et ivres.
Oui, il neigeait.
La folle neige !
Elle tombait
tranquille et fraîche
dans le cœur tout troué comme un filet de pêche.
C’était si bon !
et j’étais ivre
de ces flocons
heureux de vivre
que ma main, oublieuse, laissa tomber le livre !
En ai-je vu
neiger la neige
dans le cœur nu !
Ah ! Dieu que n’ai-je
su garder dans mon cœur un peu de cette neige !
Toujours en train
de lire un livre !
Toujours en train
d’écrire un livre !
Et tout à coup la neige tranquille dans ma vitre !
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 225.
Les crochets aux volets de fenêtres ne se contentaient plus de pendre, ils indiquaient des directions.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 44.
Pendant ces heures de lecture, mon père trouvait enfin, pour une fois, sa place, au soleil dehors sur le banc de la cour, ou sinon sur le tabouret sans dossier à la fenêtre de l’est, où il scrutait avec une mine puérile de savant chacun des caractères – image au souvenir de laquelle il me semble être encore assis auprès de lui.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 66.
Les vaches n’ont pas l’air d’avoir tellement bougé, à moins qu’après avoir effectué dans notre dos un ballet frénétique, en nous voyant revenir elles aient sagement repris leur position initiale.
Jean Echenoz, « Caprice de la reine », Caprice de la reine, Minuit, p. 25.
Cela doit apparaître tout autrement aux barbus.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 192.
Je ne sais si c’est un effet subtil de lumière, un bruit vague, le souvenir d’une odeur, ou une musique résonnant sous les doigts de quelque influence extérieure, qui m’a apporté soudain, alors que je marchais en pleine rue, ces divagations que j’enregistre sans hâte, tout en m’asseyant dans un café, nonchalamment. Je ne sais trop où j’allais conduire ces pensées, ni dans quelle direction j’aurais aimé le faire. La journée est faite d’une brume légère, humide et tiède, triste sans être menaçante, monotone sans raison. Je ressens douloureusement un certain sentiment, dont j’ignore le nom ; je sens que me manque un certain argument, sur je ne sais quoi ; je n’ai pas de volonté dans les nerfs. Je me sens triste au-dessous de la conscience. Si j’écris ces lignes, à vrai dire à peine rédigées, ce n’est pas pour dire tout cela, ni même pour dire quoi que ce soit, mais uniquement pour occuper mon inattention. Je remplis peu à peu, à traits lents et mous d’un crayon émoussé (que je n’ai pas la sentimentalité de tailler), le papier blanc qui sert à envelopper les sandwiches et que l’on m’a fourni dans ce café, parce que je n’avais pas besoin d’en avoir de meilleur et que n’importe lequel pouvait convenir, pourvu qu’il fût blanc. Et je m’estime satisfait. Je m’adosse confortablement. C’est la tombée du jour, monotone et sans pluie, dans une lumière à la tonalité morose et incertaine… Et je cesse d’écrire, simplement parce que je cesse d’écrire.
Fernando Pessoa, « 8. Haussement d'épaules », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.