littérature

De ce qu’il n’y a point de parallélisme entre le réel et le langage, les hommes ne prennent pas leur parti, et c’est ce refus, peut-être aussi vieux que le langage lui-même, qui produit, dans un affairement incessant, la littérature. On pourrait imaginer une histoire de la littérature, ou, pour mieux dire : des productions de langage, qui serait l’histoire des expédients verbaux, souvent très fous, dont les hommes ont usé pour réduire, apprivoiser, nier, ou au contraire assumer ce qui est toujours un délire, à savoir l’inadéquation fondamentale du langage et du réel.

Roland Barthes, Leçon, Seuil, p. 22.

David Farreny, 22 mars 2002
siège

Quoiqu’ils fussent insectes et non hommes, ils jugèrent tout de suite que je ne pouvais rester seul et m’offrirent une chenille à ma taille avec qui je pusse passer la nuit.

Inattendu certes, des chenilles femelles, mais tout était inattendu.

Sa peau était de velours, du plus beau vert bleu, aux îles orangées, mais froides et poilues.

Fasciné, je contemplais la procession ondulante et perverse des chairs dodues, progressant souverainement vers moi, reine et caravane.

Monstrueuse compagnie.

Cependant lorsqu’elle fut proche à me toucher, l’esprit comme de celui qui va à la guillotine, mais corps consentant, gagné, haletant, je m’abandonnai.

Ce fut ensuite une vingtaine de centres musculeux et avides faisant le siège de mon être débordé.

Orage, long orage, cette nuit.

Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 510.

David Farreny, 30 juin 2002
balnéaire

Mardi – Un ciel blanc de chaleur, déjà, des jointures que l’on serre. Dans le virage qui mène à Stalingrad un store enrouleur me fait de l’œil (c’est possible). Je prends ce vélo suspendu au balcon du cinquième et hop, à la mer. J’emporte la gare et les rails au cas où et cette cheminée de nickel. La superposition des façades opposées dans un reflet de vitre est encore balnéaire.

Vendredi – Une vitre réfléchie assène son velouté au mur du dessous, qui traîne sa lèpre le long du quai. Je suis belle et je t’emmerde, dit-elle. J’ai des locataires d’Atlantique, toi tu attires les rats. Rien à dire.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 14.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
mais

De l’utilisation du mais. Ennio Flaiano rencontre dans la rue, un jour de 1946, le peintre Mino Maccari, sombre et attristé, qui lui confie : Ho pocho idee, ma confuse — “j’ai peu d’idées, mais confuses”.

Gérard Pesson, « mardi 4 octobre 1994 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 158.

David Farreny, 27 mars 2010
pouvoir

Mais plus que tout il voulait que son père lui pardonne. Pardonne-moi ! avait-il envie de lui dire. Te pardonner ? Grands dieux, qu’y a-t-il à pardonner ? Sur quoi, s’il arrivait à en trouver le courage, il ferait enfin des aveux complets : Pardonne-moi d’avoir méchamment, avec préméditation, rayé ton disque de la Tebaldi. Et pour bien d’autres choses encore, tant de choses qu’il me faudrait toute la journée pour les énumérer. Pour d’innombrables mesquineries. Pour le cœur mesquin qui a conçu ces méchancetés. En somme, pour tout ce que j’ai fait depuis le jour où je suis né, si bien que j’ai réussi à faire de ta vie un supplice.

Mais non, aucun indice, pas le moindre, que, durant ses absences, la voix de la Tebaldi, libérée, avait pris son envol. On aurait dit que la Tebaldi avait perdu son charme, ou bien que son père se livrait à un horrible petit jeu. Ma vie, un supplice ? Qu’est-ce qui te donne à penser que ma vie a été un supplice ? Qu’est-ce qui te donne à penser qu’il était en ton pouvoir de faire de ma vie un supplice ?

John Maxwell Coetzee, L’été de la vie, Seuil, p. 299.

David Farreny, 8 janv. 2011
tout

Autun. L’électricien aux yeux noyés, une vieille belette. Les enfants le houspillent.

« Comment qu’ça va, missieur J. ?

– Tout doux, tout doux, du Giraudoux. »

À minuit la salle se vide dans un tonnerre, trop d’images dans la tête. On se retrouve tout seul avec 500 mètres à rembobiner.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 59.

Cécile Carret, 18 juin 2012
étendue

Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi, et à ne rien faire. Personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom ; et que méditer, parler, lire, et être tranquille, s’appelât travailler.

Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 242.

Guillaume Colnot, 28 fév. 2013
voyez

Mais que révèle la photographie d’un visage ? Nous y voyons une certaine organisation des traits, partant d’un patron commun, des variations personnelles – audacieuses parfois – autour d’un principe élémentaire duquel il s’agit cependant de ne point trop dévier ou bien le cliché figurera dans un de ces recueils pour amateurs que l’on consulte dans les bibliothèques des cabinets de curiosités. Mais notre secret reste bien gardé.

Que fait cet homme ainsi absorbé, retiré dans les profondeurs de sa conscience ? Vous le voyez bien : il s’expose. Mais que fait-il alors, ainsi exposé ? Vous le voyez bien : il se cache.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 11 fév. 2014
bleu

L’âme souffrante se marque d’un bleu ; toutes ensemble cousues font le mystique azur.

Éric Chevillard, « lundi 26 janvier 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 26 janv. 2015
image

Je donnerais tout pour une image qui m’entraîne à sa suite dans un bruit de départ général.

Philippe Muray, « 20 août 1978 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 9.

David Farreny, 2 mars 2015
certitude

S’inféoder, s’assujettir, telle est la grande affaire de tous. C’est précisément ce à quoi le sceptique se refuse. Il sait pourtant que dès que l’on sert on est sauvé, puisqu’on a choisi ; et tout choix est un défi au vague, à la malédiction, à l’infini. Les hommes ont besoin de point d’appui, ils veulent la certitude coûte que coûte, même aux dépens de la vérité. Comme elle est revigorante, et qu’ils ne peuvent s’en passer, alors même qu’ils la savent mensongère, aucun scrupule ne les retiendra dans leurs efforts pour l’obtenir.

Emil Cioran, « La chute dans le temps », Œuvres, Gallimard, p. 565.

David Farreny, 28 fév. 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer