Le nihiliste n’est pas celui qui ne croit à rien, mais celui qui ne croit pas à ce qui est.
Albert Camus, L’homme révolté (2), Gallimard.
Tout est dans la manière, et toute la manière est dans une pensée.
Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 25.
Un mot est pris en croix entre la chaîne sonore dans laquelle il est engagé (phrase) et sa verticalité de sens multiples possibles. L’esprit va très vite, face à un énoncé pour connecter l’épais de chaque mot et le signifié approprié afin qu’au bout la chaîne fasse sens, globalement : phrase ou suite de phrases, texte.
Si la poésie semble parfois déroutante, c’est qu’elle fait souvent dérailler la chaîne « simple » du langage quotidien. Elle peut le faire de façon provocatrice, frontale, ou de façon plus « rusée » (James). J’aime mieux cette seconde manière, qui ne violente pas mais invite le lecteur à une circulation dans le poème, sans lui interdire la ligne droite, s’il la préfère. À lui de construire son trajet, chemin ou dédale.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 75.
On le voit, ce ne sont pas des projets étriqués car il ne convient à Grégor que d’affronter de vastes dimensions. Très tôt, parmi celles-ci, lui vient la certitude qu’il ferait bien par exemple un petit quelque chose avec la force marémotrice, les mouvements tectoniques ou le rayonnement solaire, des éléments comme ça – ou, pourquoi pas, histoire de commencer à se faire la main, avec les chutes du Niagara dont il a vu des gravures dans des livres et qui lui semblent assez à son échelle. Oui, le Niagara. Le Niagara, ce serait bien.
Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 15.
Mais en attendant, il le considère. Le considère longuement. Le considère tant, toutes les heures suivantes et presque malgré lui, qu’une émotion de modèle et de format inconnus semble à sa vue s’emparer de lui. C’est un ravissement attentif, émerveillé, prévenant, rajeunissant, tension sans dévoltage qu’à ce jour il n’a éprouvée avec personne et dont il vient à se demander en fin de journée s’il ne s’agirait pas d’un affect dont il n’a qu’entendu parler sans y prêter attention jusque-là, un sentiment difficile à définir, comment trouver l’expression juste. Un état, risquons le mot, va pour amoureux.
Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 154.
Mieux, un groupe de Français est en train de parlementer avec le personnel de la Lufthansa, visiblement débordé. Il y a Michel, Serge, Didier, Jean-Pierre, les uns de mon âge, les autres nettement plus jeunes, tous également bruyants, volubiles, bêtes, très contents les uns des autres et chacun de soi-même. Ils sont surchargés de bagages et entendent introduire une planche à voile — « de compétition » — en cabine. Lorsque le steward allemand annonce que son propriétaire ne partira pas s’il ne se conforme pas au règlement, un des copains déclare, d’une voix ferme : « Alors, personne ne partira. » L’universalisme abstrait de la culture française.
Pierre Bergounioux, « jeudi 5 juillet 2001 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 90-91.
Elle se serra encore contre moi. Son corsage bâillait de plus en plus. Elle risque un geste précis.
– Non, dis-je.
– Pourquoi, puisque je te plais !
Elle eut un sourire moqueur, satisfait, avec, sur le visage, l’expression de cet orgueil rassuré, heureux, comblé, remplaçant l’alarme, que toute femme, vierge, épouse ou putain, ressent, recherche sans jamais s’en lasser, sans jamais s’en rassasier, jamais blasée, jamais indifférente chaque fois qu’elle peut constater, vérifier ce pouvoir millénaire et sacré qui lui a été donné en prime sur l’homme pour la venger de ses autres faiblesses, de ses autres défaites et humiliations.
Claude Simon, Le sacre du printemps, Calmann-Lévy, p. 122.
Autun. L’électricien aux yeux noyés, une vieille belette. Les enfants le houspillent.
« Comment qu’ça va, missieur J. ?
– Tout doux, tout doux, du Giraudoux. »
À minuit la salle se vide dans un tonnerre, trop d’images dans la tête. On se retrouve tout seul avec 500 mètres à rembobiner.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 59.
Ils étaient liés par cette morne parenté des pauvres, pour qui les liens de sang ne signifient que fort peu : n’ayant pas de souvenirs agréables en commun, ils se contentent de vivre côte à côte, sans cesser de travailler, repliés sur soi, imperméables, à des années-lumière les uns des autres.
Dezsö Kosztolányi, Anna la douce, Viviane Hamy, p. 91.
Fermes si bien enfouies dans la neige qu’on les dirait inhabitées, n’était un filet de fumée montant d’une cheminée ou un chien juché sur un tas de bois et aboyant en silence.
Äksi kihelkond, à 23 kilomètres de Tartu, au sein d’un étincellement blanc. Ce nom résume le paysage : inhabitable, car imprononçable, du moins non mémorisable pour moi (ou alors au prix de tels efforts que j’aurais l’impression de cheminer dans la neige).
C’est pourquoi je le note.
Richard Millet, Eesti. Notes sur l’Estonie, Gallimard, p. 53.
Oui, pirates, baleiniers,
navigateurs tenaces du sensible,
n’ayant d’aucun destin à témoigner,
ont traversé ces mers accoutumées
dans l’anonyme flux des horizons,
traçant partout leurs routes — de fumées.
À peine un fin sillage de leur court
périple.
Noms sur une pierre
encres
séchées sur un registre.
Bref discours :
nés à…
morts à…
perdus en mer…
Et une
date en regard de ces événements
fragiles feux follets d’une lacune,
pas même attestés par des témoins
de bonne foi, présents à ce scandale
d’apparitions et de disparitions
mystérieuses…
Benjamin Fondane, Le mal des fantômes, Verdier, p. 79.
Je plains beaucoup les gens qui n’ont pas fainéanté jusqu’à vingt-cinq ans, au moins périodiquement, car je suis convaincu qu’on n’emporte pas l’argent gagné dans la tombe, le temps gaspillé, si.
Franz Kafka, « lettre à Hedwig Weiler (novembre 1907) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 607.
Tout acte de courage est le fait d’un déséquilibré. Les bêtes, normales par définition, sont toujours lâches, sauf quand elles se savent plus fortes, ce qui est la lâcheté même.
Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 955.