gourmander

La mendicité générale trouble plus profondément encore. On n’ose plus croiser un regard franchement, par pure satisfaction de prendre contact avec un autre homme, car le moindre arrêt sera interprété comme une faiblesse, une prise donnée à l’imploration de quelqu’un. Le ton du mendiant qui appelle : « sa-HIB ! » est étonnamment semblable à celui que nous employons pour gourmander un enfant : « vo-YONS ! » amplifiant la voix et baissant le ton sur la dernière syllabe, comme s’ils disaient : « Mais c’est évident, cela crève les yeux, ne suis-je pas là, à mendier devant toi, ayant de ce seul fait, sur toi, une créance ? À quoi penses-tu donc ? Où as-tu la tête ? » L’acceptation d’une situation de fait est si totale qu’elle parvient à dissoudre l’élément de supplication. Il n’y a plus que la constatation d’un état objectif, d’un rapport naturel de lui à moi, dont l’aumône devrait découler avec la même nécessité que celle unissant, dans le monde physique, les causes et les effets.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 153.

David Farreny, 29 nov. 2003
ennuyer

Il m’ennuyait et ne se faisait pas d’illusion à ce sujet ; exhalant tout le fatalisme d’un homme qui ne peut pas ne pas ennuyer, il se tenait au pied du mur et tout cela était stérile au possible, vain. Il insistait : « Rappelle-toi », mais je savais qu’il insistait par ennui, ce qui m’ennuyait.

Witold Gombrowicz, Cosmos, Denoël, p. 69.

David Farreny, 15 fév. 2004
hangar

C’est assez simple : dès qu’il y a de l’homme, il y a du hangar.

Renaud Camus, « jeudi 21 février 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, p. 43.

David Farreny, 3 juil. 2005
morveux

La matinée est bien avancée lorsque je peux m’asseoir enfin à la table de travail, obéir à l’injonction impérieuse que m’adresse, du fond du temps, le morveux de dix-sept ans qui découvrit qu’il était permis d’être un peu fixé sur ce qui se passe alors qu’il avait abandonné toute espérance à ce sujet. Je suis un instant à surmonter l’effroi qui m’empoigne chaque fois que je me retrouve au pied de la muraille puis je trace un mot, un autre et continue petitement.

Pierre Bergounioux, « vendredi 13 avril 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 299.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
courtines

L’ombre des chouettes sur courtines du lit par lune à Combourg.

Paul Morand, « 8 septembre 1968 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 48.

David Farreny, 25 mai 2009
restelet

Si je ne tiens pas compte de mes heures de sommeil, je suis la proie de deux types de temps : celui bête et brutal qui souffle en tempête de 8 h 30 à 16 h 30 et l’autre — le pauvre restelet — sur lequel je mise absurdement, qui est informe, déliquescent, désespérant, nul.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 10.

David Farreny, 5 juil. 2009
propre

Je regarde avec émerveillement cette belle et simple campagne, ces lentes ondulations des collines, quelques fermes rouges et blanches qui ont dû sortir de terre avec la dernière averse. Je m’aperçois que cette espèce de précision propre n’a rien d’énervant mais est au contraire infiniment bienfaisante. C’est en grandeur naturelle l’harmonieuse fantaisie d’un paysage de Samivel.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 47.

Cécile Carret, 18 juin 2012
estafette

Esti, à onze heures du matin, dormait encore à poings fermés sur le divan où ses logeurs avaient coutume de faire son lit.

Quelqu’un le toucha. Il ouvrit les yeux.

Du monde qu’il avait perdu dans son sommeil, tout d’abord il n’aperçut que la silhouette maussade qui était assise au bord de son divan.

— Je t’ai réveillé ?

— Pas du tout.

— J’ai écrit un poème, dit Sàrkàny, telle une estafette excitée arrivant d’une autre planète. Tu veux l’entendre ?

Mais il n’attendit pas la réponse, il lisait déjà, à toute vitesse :

« La lune, elle s’évanouit, dame aérienne,

Elle embrasse la sauvage nuit nègre,

Elle a bu du champagne… »

— C’est beau, murmura Esti.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 87.

Cécile Carret, 28 août 2012
caducité

La caractéristique décisive de ce monde est sa caducité. En ce sens, les siècles n’ont pas d’avantage sur l’instant présent. La continuité de cette caducité ne peut donc fournir aucune consolation, le fait qu’une vie nouvelle fleurit sur les ruines prouve moins la ténacité de la vie que celle de la mort. Si je veux lutter contre ce monde, il me faut donc l’attaquer dans sa caractéristique décisive, c’est-à-dire dans sa caducité.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 477.

David Farreny, 8 nov. 2012
insulte

Comme un vieux récipient fêlé, mon cœur ne peut plus contenir les effervescentes douleurs dont il continue à être agité, ni les bouillantes passions. Et je crains qu’il ne finisse par se briser. Je ne me sens plus jeune. Je le dis depuis si longtemps ! Et je ne parviens pas à comprendre pour quelle raison l’amour a laissé passé sa saison sans me sourire, tandis que l’amitié, bien suprême, s’éloigne de moi, qui en ai trop abusé. Et survient un nouvel âge. Celui où la mémoire de l’homme est encombrée de trop de souvenirs non ensevelis et où son cœur, opprimé et couvert de cicatrices, ne se nourrit plus que de révoltes fébriles. En attendant, la vie a cessé d’être une cohorte joyeuse, la mort impitoyable ne nous sourit plus, de loin, comme un jour de gloire, mais elle s’avance et se donne pour ce qu’elle est vraiment : l’insulte suprême.

Vincenzo Cardarelli, « Congé », Memorie della mia infanzia, Mondadori.

David Farreny, 18 janv. 2013
réussi

Parfois aussi il se demande si

ce lui serait très dur de disparaître

sans qu’il ait pu, dans l’eau des choses, être

le long reflet d’un calme réussi.

Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 227.

David Farreny, 2 juil. 2013

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